Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT ET LA NATURE

Portrait de Maurice Rollinat pêcheur d'après Allan Osterlind, par Catherine Réault-Crosnier.

 

Recherche documentaire

non exhaustive, réalisée par Régis Crosnier.

 

Version au 4 mai 2024.

 

– I – L’influence de son père :

– La Revue du Berry de Janvier-Février 1904, pages 60 à 65
Repris dans La Revue du Berry – Numéro spécial à Maurice Rollinat, son illustre compatriote, son regretté collaborateur, 1904, pages 60 à 65.
« Maurice Rollinat, son père et G. Sand » d’Albert Decourteix.

(page 63) (…)
« J’ai pour la mémoire de mon père, s’écriait-il, un culte profond. Aucun souvenir ne m’est plus cher que le sien. Il a été mon maître le plus sûr et le meilleur. Je me rappelle les longues promenades que j’ai faites avec lui et pendant lesquelles il me donnait des leçons d’histoire et de philosophie. Il avait un esprit presque toujours froid, observateur et méthodique, parfois ardent et enthousiaste. Son langage était sobre, pénétrant, presque toujours plein de charme et de séduction. Il me parlait avec une grande douceur et sa conversation avait, dans sa simplicité, une grandeur à laquelle son timbre de voix et sa diction, donnaient un vif éclat. Ses leçons et ses conseils sont restés gravés au fond de mon cœur ainsi que son affection et sa bonté… Aujourd’hui j’écris peu. Ce que j’écris, ce que je prépare, ce que je note est le résultat d’une observation longue et soutenue. Les vers que je publie sont l’œuvre de la réflexion et de la méditation. Le caractère observateur (page 64) que j’ai, je le tiens de mon père. C’est lui qui m’a appris à aimer et à comprendre ce qui est beau et ce qui est grand… C’est de lui que je tiens l’esprit méthodique et réfléchi que je possède aujourd’hui ! »
(…)

 

– La Vie Limousine, n° 155 du 25 février 1938, pages 335 à 340
« M. Eugène ALLUAUD nous parle de son ami : le poète Maurice Rollinat »

(page 336)
En tout cas, ceux qui voudraient tenter d’accréditer ici la légende quasi traditionnelle du poète persécuté par les siens, en seraient pour leur frais. Maurice m’a raconté cent fois que ce fut son père qui guida ses premiers pas en littérature.

Au cours des longues promenades qu’ils faisaient à la campagne, autour de Châteauroux, M. François Rollinat savait fort bien oublier ses soucis professionnels et s’ingéniait à montrer à son fils combien les auteurs latins ont su dépeindre exactement, efficacement, avec le dynamisme subtil de la poésie, les splendeurs du soleil couchant, le velouté de la brume et la douceur des ombres, – tous les fastes de la nature.

Le père de Maurice Rollinat fut donc son premier maître, et le poète gardait de ces leçons improvisées et champêtres un souvenir reconnaissant et ému.

 

 

– II – L’influence de George Sand :

– Lettre de George Sand à Maurice Rollinat, datée du 14 novembre 1870. Publiée dans Le Figaro du samedi 8 février 1930, pages 5 et 6, dans l’article « La jeunesse fiévreuse de Rollinat » de Jacques Patin.

Mon cher enfant, j’ai lu vos vers enfin ! je ne l’ai pu faire plus vite. J’étais trop accablée par les évènements pour avoir un reste de sens littéraire.

Je crains de n’en avoir guère en ce moment-ci. D’ailleurs, un prosateur est toujours un mauvais juge ; il me semble que vous avez du talent et que vous en aurez plus encore. Il y a de belles strophes, d’autres dont la fin tombe un peu, ou dont l’élan ne se soutient pas. Je pense qu’en devenant plus sévère pour vous-même, vous deviendrez poète comme ceux dont le vers est à la fois énergique et châtié, sans qu’une défaillance passagère dépare le bouquet. Quant à être poète par tempérament et par nature, vous l’êtes à coup sûr. Faites sortir tout ce qui est en vous.

Pleurez nos désastres, chantez nos espérances, flagellez l’hypocrisie. Il y a fort à faire et jamais l’humanité n’a présenté un spectacle si émouvant à qui sent la haine du mal et l’amour du beau !…
(…)

 

– Lettre de George Sand à Maurice Rollinat, datée du 21 janvier 1873. Publiée par Georges Lubin dans son article « Lettres inédites de George Sand à Maurice Rollinat », paru dans le Bulletin de la société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 6 d’avril 1966, pages 4 et 5.

Tu as du talent, cela est certain, mon cher enfant. A présent il faut ouvrir les yeux tout grands et voir le beau, le joli, le médiocre, comme tu vois le laid, le triste et le bizarre. Il faut tout voir et tout sentir, et ne pas se retrancher dans la névrose qui rend incomplet et monotone, tu veux être imprimé, c’est pour être lu, alors il ne faut pas rebuter et déplaire. Il faut retrancher le cynique, éviter les mots qui répugnent, et ne pas se parquer dans le son de cloche funèbre. Tu n’as pas compris Chopin si tu n’as vu que le côté déchirant. Il avait aussi le côté naïf, sincère, enthousiaste, et tendre, ce n’était pas un génie incomplet.

Si tu as une théorie arrêtée sur le genre que tu traites, fais des vers pour tes amis, ne t’adresse pas au public qui les rejetera [sic] avec dégoût, sans te tenir compte du talent, mais si tu veux véritablement être lu, rabote un peu le cru, raie l’obscène, varie les modes, mets au service du vrai, c’est-à-dire de la vision de tout ce qui est, le savoir et l’habileté de forme que tu possèdes incontestablement.

Voilà mon avis sans parti-pris aucun, et avec le vif désir de te conseiller utilement.
(…)

 

– Lettre de George Sand à Maurice Rollinat, datée du 13 avril 1874. Publiée par Georges Lubin dans son article « Lettres inédites de George Sand à Maurice Rollinat », paru dans le Bulletin de la société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 6 d’avril 1966, page 5.

Je te remercie de m’avoir écouté, mon cher enfant et je vois avec plaisir que tu n’as pas besoin de vilains sujets et de vilains mots pour être un poète. Tes nouveaux essais valent mieux que les anciens, et les arbres (1) sont surtout réussis. Si tu voulais m’écouter encore je te donnerais un bon conseil et je te mènerais au succès peut-être même au succès d’argent, bien que la poésie ne soit pas une denrée demandée. Mais il faudrait faire une évolution poétique si complète, que je ne te donnerai mon conseil que moyennant ton consentement et ta promesse de ne pas sauter au plafond.
(…)

(1) C’est le poème qui paraîtra, dédié à George Sand, dans la Vie littéraire du 19 octobre 1876, avant de figurer, dédié à Victor Hugo, dans le recueil Dans les Brandes (p. 116 de l’édition originale, p. 77 de l’édition Laboureur).

 

– Lettre de George Sand à Maurice Rollinat, datée du 18 avril 1874. Publiée par Georges Lubin dans son article « Lettres inédites de George Sand à Maurice Rollinat – Suite et fin », paru dans le Bulletin de la société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 7 de juin 1967, pages 4 à 7.

Eh bien, mon enfant, voici ce que je ferais si j’étais poète. Excepté les fables de Lafontaine, il n’y a pas de pièces de vers pour les enfants. Il est très bon, dès qu’ils savent parler, d’exercer leur mémoire, d’assurer leur prononciation, de les habituer aux idées et aux paroles qui ne sont pas de leur vocabulaire familier, de leur apprendre que la poésie existe et que c’est une expression au-dessus de l’expression habituelle. Tout le monde le sent plus ou moins, mais tout le monde le fait, tout le monde, ne fût-ce que pour l’amusement d’entendre ces petites voix parler la langue des Dieux, fait apprendre des vers aux enfants. Mais en dehors des fables de Lafontaine, quels vers leur donne-t-on ? La Henriade, Florian, le récit de Théramène, quelques poésies de Mme Desbordes-Valmore, ce sont les meilleures, mais incorrectes toujours et souvent maniérées. La fausse naïveté est aussi dans le grand Maître d’aujourd’hui (1). Bien peu de ses strophes sont d’une bonne école pour le premier âge. Il n’y a vraiment rien. Tout le siècle dernier est licencieux, ou plat. Le nôtre est faux et forcé. Je cherche partout des vers à faire apprendre à mes petites-filles. Il n’y en a pas. Je suis forcée de leur en faire, et ils sont très mauvais. Toutefois ils leur sont utiles parce que les enfants sont frappés de ce qu’on leur apprend en rythme et en rime, beaucoup plus que de ce qu’on leur dit en prose.

Un recueil de vers pour les enfants de six à douze ans, en ayant soin d’entremêler sans confondre les degrés. – Je m’explique. Tous les enfants de six ans ne liraient pas les pièces destinées aux enfants de douze ans, et vice-versa, mais le poète ne mêlerait pas dans la même pièce ce qui convient aux plus jeunes et ce qui convient aux plus grands. De cette façon chaque degré de l’intelligence trouverait son compte, et le livre serait une nourriture pour les années de développement.

Je dis qu’un tel livre aurait un succès populaire s’il était réussi. C’est très difficile, plus difficile que tout ce qu’on peut se proposer en littérature. Je l’ai demandé à tous ceux qui font des vers, tous ont reculé ne sentant pas vibrer en eux cette corde du grand et du simple à la portée de l’enfance. Et pourtant l’enfant aime le grand et le beau pourvu qu’on les lui donne sous la forme nette et sans ficelle aucune. Il s’intéresse à tout, et ne demande qu’à voir sous la forme poétique les objets de son incessant amusement. On se préoccupe de lui donner des idées religieuses. Je n’en voudrais pas voir un mot dans un recueil destiné à tous. S’il est catholique, il blesse les protestants et les libres-penseurs, et réciproquement. La poésie n’a rien à voir dans les mythologies. Les reliques, les Marie, les anges gardiens sont du domaine de la religion privée. Le poète doit révéler aux enfants ce qu’on oublie toujours de leur révéler : la nature et la nature n’a pas de religion. Elle est religion et divinité par elle-même. Elle ne parle pas du créateur, elle est création. Il ne s’agit pas de philosopher, de dogmatiser sur son compte ; encore moins de démontrer, c’est l’affaire du professeur. Le poète n’a qu’à montrer. Il est l’Orphée qui remue les pierres, il lui suffit de chanter, et tout chante dans l’âme de l’enfant. Tu n’es pas si loin de l’enfance. Souviens-toi ! rappelle-toi ce que tu remarquais, ce que tu devinais, ce que ton père te faisait voir, et comme une expression bien choisie par lui, te faisait entrer dans un monde nouveau. Tu as une tante qui a fait de très jolis vers pour les enfants (2). Mais son horizon catholique trop étroit a étouffé le germe qui était en elle, et a fait de son livre une espèce de cathéchisme [sic]. Ce n’est pas là le but. Le poète n’a pas à empiéter sur le domaine du curé. Il ne le contredit, ni ne l’aide. Il ne s’occupe pas de lui, il ne le connaît pas. Il ne raconte rien, il décrit. Depuis l’insecte jusqu’à l’éléphant, depuis le myosotis jusqu’au cèdre, il a le domaine de l’infini et chaque jour il initie. Aussi je crois qu’il serait nécessaire de ne pas mettre la vérité des faits au service de la rime, de ne pas mêler les fleurs de toutes les saisons et de tous les pays, comme fait La Martine, et de ne pas croire comme J[ules] J[anin] que les homards sont rouges avant d’être cuits. Les poètes, tous très descriptifs aujourd’hui, devraient savoir assez d’histoire naturelle pour ne pas commettre les bourdes dont ils sont criblés. Dans un recueil destiné à l’enfance ce serait un tort grave que de n’être pas consciencieux.

Essaie, et si tu réussis, tu auras fait une grande chose ; cela ne doit pas être bâclé vite, mais mûri et gesté sérieusement. Et avant tout, comme on vit de pain et que les vers n’en donnent pas, il faut toujours avoir un emploi quelconque et ne pas le négliger. C’est très bon d’ailleurs pour la poésie. Cela vous force à l’aimer passionnément car la passion cesse avec la privation, et la puissance cesse avec la passion. Médite ceci.

Sur ce, fais ce que tu voudras de mon conseil, je le crois bon, voilà pourquoi je te l’offre, en t’embrassant.

G. Sand.

Samedi. Nohant.

 

[Adresse :] Maurice Rollinat / rue des Grands Augustins / Paris.
[Poste :] La Châtre 18 avril 74.

 

(1) Victor Hugo.

(2) Marie Gabrielle Rollinat (1812-1871), qui avait épousé M. Danais. Elle est l’auteur de La Poésie des enfants, imprimerie Migné, Châteauroux, 1868.

 

 

– III – Quelques pensées de Maurice Rollinat sur la nature :

– Extrait d’une lettre de Maurice Rollinat à Raoul Lafagette datée du 16 juillet 1873 (expédiée de Paris) (collection particulière).

Vous avez raison d’aimer la nature, mon cher Raoul. Elle seule apporte aux gens tourmentés une sorte de sérénité bovine qui leur fait ruminer doucement leur tristesse et les berce dans le hamac des rêves naïfs et des souvenirs d’amour.

Il faut à l’âme de l’artiste de ces copulations mystérieuses avec l’âme de la nature. La sincérité du sentiment, la vigueur du souffle, la fraîcheur des teintes, l’originalité de la conception, naissent pour lui de ce vénérable hymen qui fertilise son esprit et purifie sa chair. Ce qui se dégage d’un épanouissement d’aurore, c’est un immense sourire, lumineusement consolateur, et d’une lascivité virginale ; ce qui émane d’un crépuscule, c’est encore un sourire énorme, mais ruisselant de vague mélancolie. Eh bien ! le poète, subtil époux de l’éternelle accouchée est le miroir glorieux de ses mille faces, et l’écho musical de ses mille voix. En lui, vibrent les chants et les soupirs de la nature, mais toutes les suggestions qu’il en reçoit n’ont jamais d’influence malsaine sur son âme parce qu’elles sont toujours passionnées sans hystérie, poignantes sans morbidesse, et terrifiantes, sans atrocité : sans doute, les étangs jaunes stagnant dans les vastes landes sous un pullulement d’ajoncs bizarres, les ciels pleureurs de mars, et les midis caniculaires, tout cela, sans doute est sinistre. Mais, les aromes qui en sortent embaument le cerveau d’une tristesse noble et quasi bien portante. Rien d’ignoble dans ces tableaux ; rien d’horrible ; rien de spleenétique. Au contraire, ces impressions sont vivifiantes pour le poète. Elles abiment sa verve, et le maintiennent dans une gravité austère qui fait son émotion, sa finesse et sa dignité.

Je ne connais pas vos montagnes ; pourtant s’il m’est permis d’en juger très approximativement par leur miniature que mon département a le bonheur de posséder, j’affirme qu’elles étalent des trésors de poésie qu’on chercherait en vain dans les plus grandes cités du monde. Ô mes souvenirs de Châteaubrun ! – en escaladant ces pierres grisâtres dans la profondeur silencieuse d’un pays primitif encore, j’ai goûté des émotions d’une saveur unique, toutes également trempées de poésie, et capables de féconder une imagination artistique. Chez moi, le paysage n’est pas grandiose évidemment, mais il obsède par la variété de ses couleurs et le Romantisme de son pittoresque. Eh bien ! si je suis empoigné fortement, chaque fois que je le contemple, quels doivent être vos ravissements en présence de ces montagnes, sœurs des nuées, peuplées d’aigles et d’ours, qui se drapent dans leur immobilité souveraine, ayant à leurs flancs des forêts centenaires et de torrentueuses cataractes.

Écœuré par les puanteurs humaines, vous respirez sur ces rocs un air chargé de nature vierge et que n’empoisonnent pas les fumées de l’industrie. Votre corps sainement fatigué par une ascension émouvante se jette avidement dans les bras d’un sommeil qui le calme et le fortifie ; et votre esprit déjà si libre, se redresse plus fier encore sur ces Prométhées de granit immuablement indomptables sous les mitrailles de la foudre et les lanières des rafales. Alors, enivré de poésie vraie, grandi par un pareil contact, vous dépassez les aigles dans la nue pour planer comme le génie de vos montagnes sur les ignominies rampantes.

Hugo a fait la description d’un orage sur mer. Pourquoi (si l’occasion s’en présente) ne décririez-vous pas une tempête sur les Pyrénées ?… Quel sujet formidable ! il y a de quoi tenter une imagination comme la vôtre, et votre peinture aurait d’autant plus de chance d’être absolument expressive, que vous êtes le rodeur de ces montagnes et leur enthousiaste contemplateur !
(…)

 

– Extrait d’une lettre de Maurice Rollinat à Raoul Lafagette datée du 28 octobre 1874 (expédiée de Paris) (collection particulière).

(…)
Je connais des bras de Creuse profondément encaissés entre des rocailles assez couvertes d’humus pour que les végétaux y puissent pousser et croître avec une entière sauvagerie. Aussi, quels coudriers ! Quelles châtaigneraies suspendues ! Quelles touffes de buis fauves sur les mystérieux escarpements ! – Pourtant à travers ce fouillis d’herbes et d’arbustes qui semble fait pour la tristesse, de charmants oiseaux piaulent et voltigent. Au grand soleil, sur les cimes les plus vertes, les petites grenouilles chantent le beau temps, et dans les troncs des plus gros châtaigniers les piverts goguenards viennent ficher leurs longs becs acérés comme des épingles, en faisant parfois vibrer l’écho lointainement sonore de leurs plaisantes criailleries. Tout un petit monde invisible d’insectes bourdonne ou sifflote, et en frôlant les tas de feuilles sèches les remplissent de petits bruits si peu audibles pour l’oreille humaine qu’on dirait des soupirs de soupirs s’exhalant dans une brume rêvée !

On a dit que les harpes avaient quelquefois des sons qui rappelaient le bruit des gouttes d’eau tombant une à une. C’est vrai, et c’est surtout sur ces côtes boisées que j’essaie de vous peindre, qu’il m’est arrivé d’entendre pleurer les fontaines herbeuses sortes de cressonnières naturelles où vont boire les petits oiseaux. Ce sont des harpes monocordes, sans doute, mais comme leur note unique émeut délicieusement le poète ! Quelle perle chantante ! Quelle mélodieuse monotonie ! Ainsi donc, voilà où je vais pêcher à la ligne quand j’habite la campagne berrichonne. Figurez-vous alors, Mon Cher Raoul, le bonheur inouï que j’éprouve en m’asseyant à l’ombre sur une roche plate au bord de ces petits lacs limpides où foisonnent à toute heure les plus téméraires gougeons !
(…)

– Lettre de Maurice Rollinat à Isaure Rollinat, datée du 8 mai 1876. Publiée dans Fin d’Œuvre, pages 233 à 235.

Paris, le 8 mai 1876.

Ma chère maman,

Je suis fatigué, très fatigué de moi même et des autres ! Et j’avoue que j’attends avec impatience la fin de l’été pour aller prendre un bain de nature en pleine campagne. Je demanderai un congé d’un mois au moins, afin d’avoir le temps de me refaire l’esprit et le corps. L’année dernière je suis resté à Paris ! Mais je m’en suis ressenti cruellement, je vous assure. Aussi je suis bien décidé, coûte que coûte, à faire sur les bords de la Creuse un séjour qui en vaille la peine. J’ai besoin d’air pur, de solitude, de marches longues dans un pays pittoresque, et d’impressions calmes au milieu des champs ! Je vois trop les hommes ; je veux voir les bœufs et les ânes ! Les palais de Paris m’intéressent médiocrement ! Combien je leur préfère une cabane perdue dans les feuilles et comme les petits porcs frétillant dans l’auge m’amusent plus que tous ces roquets citadins tenus en laisse par de vieilles dames ! O Gargilesse ! O chemins tortueux tout hérissés de pierres pointues ! que je vous regrette, et comme j’aspire à clopiner entre vos talus buissonneux, au milieu de vos terres rouges, et de vos flaques d’eau jaune !… Et puis, j’ai à faire un livre sur la nature : les bois, les prés, les fumiers, les granges, toute la poésie de la campagne, j’ai à la boire à la source même. Ce n’est pas en restant à Paris, la ville contre-nature, qu’un artiste consciencieux peut ciseler des vers sur des sujets rustiques. Il subit malgré lui la satanique influence de son milieu, de ses visions et de ses curiosités malsaines. Croyez bien qu’il faut un œil clair et une âme pure pour voir poétiquement un bœuf dans un pacage. Eh ! bien ! ce n’est qu’en s’installant quelques semaines à la campagne, qu’on peut arriver à se refaire une sorte de virginité intellectuelle. A Paris, j’ai la nostalgie des mares, des taillis et des bruyères, mais malgré tous mes souvenirs d’enfance, et toutes mes évocations ardentes, je ne saurais fixer dans un poème le véritable aspect de ces paysages. La forme et la couleur m’échapperaient, et si j’essayais de les rendre, je risquerais fort de ne faire que de l’à peu près. Il faut que je les voie, que je m’en pénètre et, qu’obéissant à l’impression directe qui en émane toujours pour le vrai poète, j’ébauche devant eux mêmes la pièce qui doit les exprimer tels qu’ils sont !
(…)

 

– Poème « La Ruine » (Les Névroses, pages 350 à 355)

(…)
Seul, à pas saccadés, distraits et maladroits,
Je traversais le plus farouche des endroits,
Par des escarpements ignorés des touristes.
Oh ! c’était bien ce qu’il fallait à mes yeux tristes !
Rochers, brandes, forêts, taillis, chaumes ardus
Aux petits arbres tors, rabougris et tondus,
Toute cette nature ivre de songerie
Suait la somnolence et la sauvagerie.
(…)

Tout seul dans ce désert aride et pittoresque
Dont les buissons semblaient détachés d’une fresque,
J’errais, m’aventurant sur les côtes à pic,
Escaladant les rocs, glissant comme un aspic
A travers les chiendents humectés par la brume,
Et chavirant parmi les cailloux pleins d’écume.
Des haleines de près et de grands végétaux
Sur les ailes du vent m’arrivaient des plateaux,
Et dans les airs froidis et de plus en plus pâles,
Les oiseaux tournoyeurs croassaient de longs râles
Encore inentendus par moi, l’être écouteur
Dont la campagne a fait son interlocuteur ;
Par moi qui peux saisir tous les cris de l’espace
Et distinguer le bruit d’une fourmi qui passe.
(…)

Et je me dis : « Je suis le Pèlerin hanté
« Par la nature : à moi sa pleine intimité
« Qui m’interroge ou bien qui m’écoute à toute heure,
« Et qui sait le secret des larmes que je pleure !
« Je l’aime et je la crains, car je sens en tous lieux
« S’ouvrir et se fermer ses invisibles yeux
« Mobiles et voyants comme les yeux d’un être,
« Et dont l’ubiquité m’enlace et me pénètre ;
(…)

 

– Extrait d’une lettre de Maurice Rollinat à Léon Cladel datée du 17 décembre 1883, publié par Judith Cladel, dans Portraits d’Hier, n° 31 – 15 Juin 1910, Maurice Rollinat, page 21.

Ici, je rêve en travaillant ou je travaille dans le rêve selon l’influence de l’heure et le caprice de ma disposition. (…) Je cuisine, je bêche, je me véhicule, j’excursionne et une fois sorti de mon gîte, on ne me rencontre guère que dans les coins et recoins sauvages d’un abandon immémorial et d’un inquiétant particulier : la désolation de la Nature est un calmant pour la mienne, et j’engourdis toutes mes révoltes quand je considère sa résignation. En somme, je vais déjà mieux : l’action me réconforte, le Paysan m’instruit, j’ai mon chien pour comique, mon chat pour sorcier et le temps passe quand même en dépit de la saison rude.

 

– Poème « Un Misanthrope » (Les Apparitions, pages 284 à 287)

(…)
La routine de la Nature,
Sa bonne résignation,
M’ont guéri de l’obsession
De la funèbre pourriture.

A force de remplir mes yeux.
Les plaines, les lointains, les cieux
M’ont infusé leur paix profonde ;

Et je ne fais pas autrement
Que de pratiquer en l’aimant
L’ennui des arbres et de l’onde.
(…)

 

– Poème « Le Dictame » (Paysages et Paysans, page 290)

(…)
A la fin, je m’enfuis, je courus les vallées :
La paix de la lumière et de l’ombre mêlées
Noyait troupeau, feuillage, aux creux, sur les penchants ;

Et, guéri comme par un magique dictame,
Je compris, ce jour-là, que le calme des champs
Ramène à leur néant les chimères de l’âme.

 

– Extrait d’une lettre de Maurice Rollinat à Charles Buet, non datée.
Publié par Charles Buet dans son article « Les artistes mystérieux – M. Maurice Rollinat » paru dans la Revue politique et littéraire – Revue bleue, n° 14 du 6 octobre 1888, pages 443 à 448.

(page 447)
(…) Au surplus, ne m’écrivait-il pas : « Paris m’attire comme l’aspic attire l’oiseau, mais je ne me sens guère de véritable affection que pour les mornes pays où l’on peut vivre en sauvage et soliloquer tout à son aise, et puis la nature végétale, animale et minérale m’intéresse plus que l’espèce humaine, dont la bêtise ne peut faire oublier la perfidie, grossière sans doute, mais assurément si multiforme qu’il faut toujours s’en défier… Combien je préfère aux bruits de la cohue parisienne le silence aimable ou inquiétant de la vraie campagne. Du reste, il n’y a pas que du silence ; les murmures, les chuchotements, les soupirs, les souffles m’y sont confidentiels, familiers et suggestifs. Pour qui sait les comprendre, ils racontent la nature dont ils sont les innombrables voix éparses dans l’atmosphère mélancolique. Herbes et cailloux, insectes et reptiles, l’énorme et l’infiniment petit du paysage, tout réalise pour mon œil une sorte de vision rêvée, tour à tour inerte et mourante, et je vis un peu comme un sorcier des grands chemins qui épierait le secret des arbres. Je m’installe dans ces trous pleins de fraîcheur et de mystérieuse pénombre. Je m’assieds sur les rocs, plats au-dessus, embaumés par les menthes et frôlés par les mignons lézards qui mouvementent les pierres vaguement ensoleillées, et qui sont comme l’éclair furtif des endroits rocailleux. Là, surtout, je me sens chez moi, dans une solitude sympathique à mon for intérieur. Tout cela est si fatal, si abandonné, si revêtu de tristesse et de résignation ! Et le soir je remonte la côte escarpée, mais délicieuse, et je refais le lendemain la pérégrination de la veille, au milieu de cette monotone vallée verte, accidentée seulement par les variations du bruit et du silence, et qui s’embrume ou s’éclaire selon le caprice des nuages. »

 

– En Errant, proses d’un solitaire - Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1903, 325 pages.

Nature et fantastique

(page 183) (…)
L’homme se raconte partout dans la nature sauvage, et la pensée y voit sa trace adhérer aux solitudes.

(page 184)
De jour en jour, davantage, les choses revêtent nos passages, endossent nos fugaces et changeantes contemplations qui finissent par y déposer on ne sait quelle couche d’humanité.

C’est pourquoi, souvent, quand on se croit seul à contempler un paysage, on a tout à coup l’impression de sentir braqué sur lui tout un passé de regards.

__________

Dans la solitude, il y a des bruits qui tiennent de la taciturnité des choses, puisque, comme elles, ils inclinent l’âme au recueillement sans la distraire de ses pensées. De même que la nature respire avec le souffle du vent, elle soupire avec la discrète voix des petites sources, des insectes, des crapauds et des feuilles ; et tous ces faibles murmures engendrés par sa torpeur, ses songes, ses extases, ne sont que des formes et des expressions du silence.
(…)

(page 186)
Et puis, par ses troubles et ses calmes, par tous ses états et apparences, la nature s’accommode à toutes les situations de votre esprit qui prend inconsciemment la couleur d’impression qu’elle dégage et la subit sans contrainte. Ainsi, vous vivrez content dans cette solitude familière, car c’est encore la seule Nature qui satisfait le mieux notre égoïsme en dépit de sa parfaite indifférence.
(…)

(page 188) (…)
La Nature accommode ses bruits à ses couleurs, à ses formes, à ses odeurs, à ses reflets, à ses lumières, à ses ombres. Elle les approprie à l’horreur, à la solitude, à la fraîcheur, à la vétusté des choses. C’est pourquoi, si bien que module au fond d’un bois la femme la plus suavement amoureuse, sa voix y aura quand même quelque chose de profane et d’intrus, alors que celle du rossignol en est si mystérieusement le soliloque intime et le soupirement familier. Quant au meilleur siffleur de la terre, il aurait tort de siffler immédiatement après que le fin gosier du bouvreuil vient de transpercer l’air de tout le pointu goguenard de son fifre. Et vraiment ! le grillon grince encore mieux pour la campagne que la lime du vieux maréchal-ferrant au bord de sa petite route perdue !
(…)

(page 201) (…)
On s’imagine que décrire la nature repose de penser, et pourtant, pour exprimer fidèlement les formes, les couleurs, les sons, avec tout le détail des nuances du surgissement, du renfoncé, du strident et de l’indécis, il faut que l’esprit ait longuement questionné le mystère des cimes et des profondeurs, et que, s’étant volontairement laissé gagner par leur calme ou leur tempête, leur ordre ou leur chaos, il ait, en quelque sorte, rêvé le rêve des gouffres, gesté l’ennui des plaines, songé le songe des solitudes.
(…)

(page 205) (…)
La nature a de ces stupéfiants mystères, de ces déconcertantes anomalies. S’il fallait désigner par une seule note exquise et monotone le son musical qui exprimerait le plus suavement sur terre la plainte angélique d’une belle âme de vierge, c’est encore le chant du hideux crapaud qui s’imposerait par la spiritualité de son charme.
(…)

 

– Ruminations, proses d’un solitaire, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1904, 296 pages.

(page 1)
Le solitaire pourrait écrire au front de sa demeure : « Que ce gîte austère, en plein paysage, te continue tes impressions de l’au dehors ! Rapporte et gardes-y l’esprit d’éternelle vérité, le sens de simplicité originelle et le primordial abandon que tu puises aux sources mêmes de la nature dans tes sorties de chaque jour ! Fais que ton cœur ressemble à cet intérieur tranquille ! Entends, comme ceux des arbres, les conseils de tes vieux meubles rustiques ! A la reposante influence d’un pareil entour fruste, au bon charme naïf de ton chat et de ton chien philosophes, dépouille-toi des conventions sociales, des préjugés humains qui te composent des rancœurs et des regrets artificiels, et si, avec tout son passé d’amertume et (page 2) de révolte, tu sens revenir le vieil homme en toi, alors, surtout, écoute la voix de ta conscience qui te commande l’inaltérable résignation dont les choses te donnent l’exemple.
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(page 15) (…)
La nature console de l’injustice des hommes, et la fière pratique de la solitude rend inaccessible et invulnérable à toutes les chiures et piqûres de mouches de la société.
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(page 43) (…)
Il faut bénir la solitude rustique qui, en nous confisquant aux mensonges des hommes, nous rend aux vérités de la nature.
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(page 92)
Pour toujours rester doux et bénisseur dans la nature, il faudrait n’être que flânant songeur et regardeur nonchalant, car aussitôt que l’exercice y commence : chasse, pêche, travail manuel, l’homme s’irrite contre l’obstacle végétal, contre la flaque d’eau, le soleil, les pierres ; à cet instant d’activité, abominant justement ce qu’il adore à ses heures de contemplation.
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(page 93) (…)
Dans l’amour de la seule nature on trouve de quoi bénir la vie.
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(page 99) (…)
L’unique preuve de la puissance et de la sincérité d’un poète naturiste, c’est, par son œuvre, d’évoquer la vision vraie des solitudes, des espaces, des ciels, de l’eau, des forêts, des mille détails et des grandes lignes des paysages, pour l’âme et les yeux nostalgiques d’un ancien subtil familier de la nature, devenu citadin par vice ou nécessité.
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(page 122) (…)
Toutes les choses de la nature terrestre semblent également convier l’homme et l’attendre, bonnes ou perfides, pour son bien ou son mal, pour complaire à sa vie ou déterminer sa mort. Les fleurs et les fruits s’offrent pour qu’il les aspire et les cueille ; l’herbe, pour qu’il s’y couche ; la source, pour le désaltérer ; l’arbre, pour lui donner son ombrage ; le caillou, pour qu’il en tire l’étincelle, etc. Mais, sans parler de tant d’autres choses nuisibles, – possiblement toujours – il est attendu et invité : par le feu, pour être consumé ; par l’onde, pour être englouti.
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(page 206) (…)
Ce qui fait l’artiste profond, mystérieux et tragique, c’est le fauve amour de la nature et la pratique sauvage de la solitude, traversés de temps à autre par les stridents appels du regret et les brusques coups de couteau de la nostalgie.
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(page 214) (…)
Animés à contre sens de la vie, gauches, froids et secs en toutes choses, les chastes sont des artificiels du sentiment et de la pensée. Produits citadins de conventions religieuses et d’orgueil mystique, en dépit de toutes leurs facultés visionnaires et déclamatoires, de tout leur élancement d’âme vers les chimères de leur foi, ils demeurent fermés à la vraie poésie des (page 215) êtres et des choses. Jamais, dans les campagnes, ils ne comprendront le printanier conseil d’amour des brises, des verdures, des fleurs et des feuillages ; aveugles à la montée des sèves, aux pâmoisons de la lumière, aux ravissements de l’espace, ils ne sont émus ni charmés par la langueur extatique des bêtes, précisément parce que, ayant eu l’instinct dépravé par une éducation dogmatique, ils sont devenus rebelles à la loi de la nature qui n’a créé la vie que pour l’usage des sens, et qui veut, quand même et toujours, la pullulante fécondation par la suprême des voluptés !
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(page 219) (…)
Quand à l’âge d’homme, au lieu d’être l’élève du style et des pensées des autres, on refait l’école (page 220) buissonnière, c’est que l’on est devenu studieux des choses éternelles, et qu’on sait lire couramment dans le grand livre de la nature.
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(page 260) (…)
En égalisant toutes choses dans la sérénité de son indifférence, la Nature conseille à l’homme l’activité tranquille, l’ennui contemplatif, l’amour sobre et le deuil résigné.
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(page 282) (…)
La nature agit toujours sur l’homme, parce qu’en elle et par elle, il retrouve sa destination première, qu’il s’y sent dans la vérité de son être et de son milieu.
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(page 286) (…)
On n’observe bien qu’à la condition de détacher l’esprit de tout travail en train et d’en faire le souple et docile instrument de ses sens, en même temps que le guide sagace et l’aiguisant inspirateur de leurs recherches.

C’est seulement dans ces heures d’apparentes siestes ou flâneries qu’on trouve et qu’on se révèle les vérités de la nature, tous ses faits et gestes, toutes les moindres nuances de ses physionomies qui échapperont toujours à ceux qui la regardent en pensant à autre chose.
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(NB : Ne figurent pas dans cette recherche les travaux des biographes de Maurice Rollinat comme Émile Vinchon, Hugues Lapaire ou Régis Miannay.)