Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Beaumarchais : journal satirique, littéraire et financier

Dimanche 18 mars 1883

Pages 6 et 7.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

(page 6)

 

ROLLINAT & LES « NÉVROSES »

Avez-vous lu Baruch ? disait éperdûment Lafontaine. Avez-vous lu Rollinat ? clamait l’arrière-ban des néo-lyriques ; et cette tintinnabulante interrogation ne laissait nulle trêve au tympan du bon et naïf public. Il a donc fallu lire ce livre, cette révélation : Les Névroses. Mais y avait-il lieu de faire si grand bruit autour de cette manifestation d’un poète bizarre et inégal ? Il ne le semble pas.

Et, tout d’abord, le livre scindé en quatre parties met à l’aise le lecteur par ce classement qui, pour être plus rationnel, aurait dû être interverti, et placer au premier rang les Refuges, puis les Ames, les Luxures, les Ténèbres et, enfin, les Spectres.

Il est bon, il est juste de louer l’exquis sentiment de la nature qui règne dans les Refuges. Un souffle vivifiant, frais et puissant, un talent indiscutable, une musique plus mélodique que symphonique, une variété de rythmes y charment le lecteur, qui ne saurait se retenir de lire à haute voix bien des pièces qui sont de véritables joyaux admirablement sertis en des rimes riches et souvent inattendues. Nulles réserves à faire pour ces ravissants poèmes, Arc-en-ciel, Allée de peupliers, la Sauterelle, les Pouliches, la ballade des Lézards verts, la Biche, et ce Paysage d’octobre, un vrai Th. Millet, et le Petit Lièvre.

Y relevât-on quelques taches, telles que l’essoufflement manifeste que décèle La sensitive jolie et l’ennui qui guette en tapinois, dans le Cœur guéri, où le poète est vaincu par la rime, telles que le maniérisme de Rivière dormante, le saule qui s’incline comme un vieux à confesse dans le Petit Lièvre, la bassinoire qui promène l’été dans les Vieilles haies, l’air fantomatisé du Val des marguerites ; il n’en demeure pas moins constant que toute cette partie du volume est un recueil de haute saveur. Peu de choses sont à mettre, dans la littérature moderne, au-dessus de la Biche et de les Petits fauteuils. Et quelle adorable musique ; ces vers ont du être ciselés en chantant. J’admire et suis heureux de le dire.

Les Ames, par lesquelles débutent le livre de M. Maurice Rollinat, nous apparaissent comme une œuvre de second plan. – Il y a là d’excellentes choses, mais plus travaillées, plus symphoniques, moins naturelles que dans les Refuges. – Et s’il faut faire un choix parmi ces petits poèmes, on mettra hors de pair Musique, Marche funèbre, Chopin, L’Habitude, d’une forme merveilleuse. – Pour cette partie du volume, les restrictions sont plus nombreuses. Douleur muette parait être la contre-épigraphe du volume. M. Maurice Rollinat emploie parfois des ellipses bien hardies : la prière écorche les genoux ; les parfums parlent d’amour aux muqueuses des vierges, qui, plus loin, remercient par un soupir clandestin ; un ange pâle devient un ange de chlorose, des doigts mystiques duquel sort un fluide câlin, mais dont la voix est infiltreuse d’espoir. Passons sur ces mièvreries qu’amènent le plus souvent le besoin de la rime opulente, mais nous insisterons sur la macabrerie d’un goût déplorable qui, dans les Plaintes, vient parler des morts qui, clos dans leur vase obsédant (?) ont en se vidant un hoquet gargouilleur qui filtre comme la plainte infecte du cadavre. Pouah ! et le lecteur remarquera certainement que, dans l’Impuissance de Dieu, on ne trouve que celle de M. Maurice Rollinat à exprimer ce qu’il a voulu dire.

Dans les Luxures, l’influence, l’imitation des Fleurs du mal deviennent évidentes.

Vierge damnée, Jalousie féline sont des pastiches indéniables. La Belle fromagère est une symphonie putride où les réminiscences de Zola et de Baudelaire se confondent. Dans les Robes, le serpent qui danse au bout d’un bâton, de Baudelaire, devient grand serpent tout debout sur sa queue. Ailleurs, dans la Relique, les soins out de gentils colloques, parce qu’il fallait une rime à réciproques, et une vierge flambe parce qu’elle a une jambe. – Eh bien ! non, cette afféterie n’a rien à voir avec le vrai talent. Puis, hélas ! M. Rollinat nous offre dans la Relique l’examen d’une chemise sale, il insiste sur certains vestiges et les baise avec ferveur. – Nous laissons de côté l’Ascète, la Torture et le Mauvais mort, où il n’est pas bien sûr que l’auteur ait été sérieux.

Faut-il vérifier si des baisers démoniaques poussent nécessairement des amants à s’enlacer comme deux serpents maniaques, Circé moderne ? Faut-il repousser à cause de l’horrible, faut-il accueillir à cause de la splendeur de la fin les Deux poitrinaires ? Je préfère à ces tristes inspirations les tableaux en pleine nature des Refuges.

Mais voici que nous entrons dans les Ténèbres. Ici les vers rampent, le cadavre pue, un autre cadavre embaumé de phénol git dans un château nostalgique (?) ; nous rencontrons des âmes charnues dans une opacité grasse où pourrit l’espoir, des cadavres pleins de faim ou de morgue sont mis à l’étal de la morgue (ou s’y attendait bien) ; l’auteur a dû se boucher le nez en écrivant Putréfaction. Laissons le donc dans ces Ténèbres chanter la Chanson de l’amant où il trouve le moyen de s’adosser à lui même.

Courage ! Il y a encore les Spectres. Ici, la recherche de l’horrible approche de la démence ; dans le Fou, le Soliloque de Troppmann, et atteint le pic le plus élevé du ridicule dans le Somnambule où littéralement un monsieur somnambule se promène en habit noir sur les toits et est réveillé par un chat noir hydrophobe. Ces gracieuses silhouettes se projettent en noir sur un ciel couleur de parchemin. Non ! en tant qu’ombres chinoises, j’aime mieux le pont cassé. Le Mime, le Bourreau monomane, le Monstre où une femme se désarticule ; la Chimère, où une belle marche avec un frisson de gondole ; la putridité des pieds nus d’un buveur d’absinthe dans le globe fatal duquel l’auteur a plongé son regard ; l’Enterré vif, qui ligneusement étendu fermentera à son aise et charognera dans le phénol ; les crapauds poitrinaires ; l’Amante macabre, qui rend l’âme avec un hoquet mou en mettant son couvercle et…

Oh ! non, de l’air pur et des fleurs ! et plus de paroxysme.

J’entends que le talent prosodique dépensé dans cette partie du volume n’est pas une excuse, que ce, rajeunissement de Champavert et du Lycanthrope ne doit pas être (page 7) pris au sérieux, que M. Rollinat lui-même doit bien rire de ce public gobeur dont l’étonnement premier fera bientôt place au dégoût, et que M. Maurice Rollinat laisse tomber son masque lorsque, dans le Chat, il parle de sa propre et sombre étrangeté. Elle est donc voulue, cette étrangeté ? elle n’est donc pas sincère ? Non, certes. Et combien je lui préfère la radieuse sérénité des vrais poètes de laquelle approche M. Maurice Rollinat dans bien des pièces des Refuges, où nous aimerons à le relire, et où il est naturaliste dans le sens aimable et vrai du mot.

E. Bonnet.

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Quand E. Bonnet écrit à la première ligne « Lafontaine », il faut lire Jean de La Fontaine. L’expression « Avez-vous lu Baruch ? » renvoie à l’anecdote suivante racontée par Louis Racine (fils de Jean Racine) : « Mon père le mena [Jean de La Fontaine] un jour à ténèbres ; et s’apercevant que l’office lui paroissoit long, il lui donna pour l’occuper un volume de la Bible qui contenoit les petits prophètes. Il tombe sur la prière des Juifs dans Baruch ; et ne pouvant se lasser de l’admirer, il disoit à mon père : « C’étoit un beau génie que Baruch : qui étoit-il ? » Le lendemain, et plusieurs jours suivans, lorsqu’il rencontroit dans la rue quelque personne de sa connoissance, après les complimens ordinaires, il élevoit sa voix pour dire : « Avez-vous lu Baruch ? C’étoit un beau génie. » » (pages 156 et 157 des Œuvres de Louis Racine, tome cinquième, Le Normant imprimeur-libraire, Paris, 1808, 586 pages).

Cette allusion à « Avez-vous lu Baruch ? » avait déjà été utilisée par Charles Gérard dans la partie de sa rubrique A travers la semaine, parue dans Beaumarchais du 3 décembre 1882, page 2, dans laquelle il évoque la soirée chez Sarah Bernhardt consacrée à Maurice Rollinat et l’article du Figaro.

– 2 – Lorsque l’auteur écrit « et ce Paysage d’octobre, un vrai Th. Millet, » à qui pense-t-il ? Nous avons bien trouvé un Théodore François Millet (1776 – 1819), mais il s’agit d’un général français de la Révolution et de l’Empire. A-t-il voulu parler du peintre Jean-François Millet (1814 – 1875), dont les tableaux champêtres pourraient parfaitement illustrer des poèmes de Maurice Rollinat ?

– 3 – « Champavert » est un livre de Pétrus Borel dont le titre exact est : Champavert. Contes immoraux, par Pétrus Borel le lycanthrope (Eugène Renduel éditeur-libraire, Paris, 1833, 438 pages).