Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Gil Blas

Mardi 2 mai 1893

Page 1.

(Lire le texte d’origine sur Gallica)

 

 

Sensations d’un Suspendu(1)

Lorsque je sortis de – vous comprenez d’où, n’est-ce pas ? et que je ne veuille point préciser afin de ne pas compliquer les choses – pendant que mes…, pendant qu’ils… (comment dire sans exciter la susceptibilité de…)… il faut que je m’en tire, pourtant. Eh ! bien, je reprends… Lorsque je sortis de là, pendant qu’il était délibéré, hors ma présence, où vous savez, sur ce que vous savez, par qui vous savez dans un huis-clos à double tour, je me trouvai dans l’antichambre, enfin, seul !

(…)

Je marchai ainsi plus d’une demi-heure, deux kilomètres sur place ! Comment tromper le temps ! Fumer ! Je n’osai pas. Enfin, je me rencoignai dans un angle, sur une banquette, et fouillai dans ma serviette ! Un livre, sauvé ! alors ! Et des vers encore, des vers de Rollinat, un volume que le facteur m’avait remis au bas de chez moi, et que j’avais ainsi emporté, par le meilleur hasard ! Tout un recueil choisi pour les enfants, une anthologie à l’usage des classes ! Et le cours de mes pensées fut détourné tout de suite… Un livre de Rollinat dans les écoles, c’est à vouloir redevenir écolier ! Cela ne se passait point ainsi de notre temps, où sous le couvert de livres à l’usage des enfants, si souvent on nous mit entre les mains des livres insipides et niais – puis-je le dire, sans encourir aucun risque du côté de l’Université ? Un livre de vrai et grand poète, pour les enfants, cela n’est pas banal. Et, cette œuvre, Maurice Rollinat n’a point eu à la composer exprès. Elle existait dans ses volumes précédents. Il n’y a eu qu’à distraire quelques pièces du trésor que l’auteur de l’Abîme a amassé pour les grandes personnes. Le Livre de la Nature, s’intitule ce volume, qui est bien le livre de Rollinat, en qui le succès de quelques pièces des Névroses fit voir trop longtemps une imagination macabre, éprise de phtisie et de cimetière – quand, bien au contraire, son œuvre est l’une des rares, belles et saines, où il soit possible de trouver pour les collégiens tant de morceaux merveilleux de philosophie large, de vision parfaite et d’émotion ensemble, d’observation, et de débordante et chaude poésie, d’une sensibilité pénétrante et d’un art complet – qui conviennent aux petits en même temps qu’aux grands…

Rollinat… Maurice Rollinat…

J’avais entrouvert le livre, mais je ne lisais point encore, l’oreille frappée du moindre bruit qui provenait de la porte derrière laquelle siégeait l’hermétique huis-clos… Puis voici que j’entendais la voix de notre ami, sa voix à lui, sa musique à lui, et rien qu’à lui, et que par une phrase retrouvée et fredonnée, je tombais en proie a cette fascination qui est en lui, lorsqu’il parle, chante, et vous prend pour ainsi dire à bras le cœur, vous empoigne, vous secoue par le fond de l’âme, si brutalement, délicieusement et inoubliablement… Et voici que je suis emporté, par tant d’amples strophes vigoureuses, rythmées d’un souffle puissant et soutenu… Voici que se déroulent à vastes fresques les paysages de brandes, où rôde la seule vipère sous le soleil cuisant de midi ; des paysages de roc brûlé et de caillou où glisse la flânerie des lézards ; des paysages violents et heurtés, adoucis par endroits d’une mare mélancolique que hante le peuple vert des grenouilles ; des paysages d’arbres et de fleurs aussi, traversés de courantes rivières à truites, où sur les rives tournent les éphémères, ronflent les libellules nacrées ; voici des torrents bruyants, et des étangs unis comme un miroir ; le val rouge de coquelicots, où la lande stérile et crevassée ; la bête à bon Dieu ou le vieux bourriquot ; l’étendue déserte et le village tout retentissant des sabots des gamins retour de l’école ; voici à travers ces pages délicates et fortes, de la sérénité de Virgile et de l’âpreté de Lucrèce, et voici de l’humour du terroir, comme hérité de la Fontaine… Et c’est, ne devant rien aux autres, la personnalité de Rollinat, dans ce Livre de la Nature, où je suis plongé maintenant :

L’âme des fougères s’envole :
Plus de lézards entre les buis !
Et sur l’étang froid comme un puits
Plus de libellule frivole !

La feuille tourne et devient folle,
L’herbe songe aux bluets enfuis,
L’âme des fougères s’envole :
Plus de lézards entre les buis !

Les oiseaux perdent la parole,
Et par les jours et par les nuits,
Sur l’aile du vent plein d’ennuis,
Dans l’espace qui se désole
L’âme des fougères s’envole…

Rollinat… Maurice Rollinat…

Le vent qui passe le plus rapide a fait au poète aux écoutes toutes ses confidences, le plus mouvant nuage s’est laissé percer par l’œil toujours aux aguets du contemplateur : le brin d’herbe et le haut peuplier lui ont gémi des mots qu’ils n’avaient point révélés à d’autres ; les eaux les plus fugitives lui ont livré les banderoles de lumière dont elles se parent ; le soleil lui a jeté toutes ses écharpes d’aurore et de couchant ; des rocs arides il a jailli pour lui des sources vives, il a vu clair dans les ténèbres les plus massives de la nuit, entendu les milliers de voix mystérieuses du silence, et tout cela chante à présent dans sa chanson… et tout cela chante sous mes yeux et dans ma mémoire…

 – M. Ajalbert ?

Je sors d’un rêve… C’est Léon qui m’interpelle :

– Ces Messieurs sortent.

Un tumulte, des robes noires…

– Mon cher confrère je suis désolé d’avoir à vous apprendre que vous êtes suspendu pour trois mois…

Suspendu, soit ; mais ma lecture l’était aussi – et ce fut peut-être à cette minute, ce qui me fâcha davantage !

JEAN AJALBERT.

 

(1) Ce ne sont pas, à vrai dire, les « sensations d’un suspendu » puisque je ne subis point mon supplice encore ; l’appel que j’interjette est suspensif de ma suspension ; c’est donc à ce suspens de suspension qu’il faut attribuer la médiocrité de ces présentes sensations – qui seraient plus vives peut-être si la suspension suspendue sur ma tête devenait effective…

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Jean Ajalbert est né le 10 juin 1863 à Clichy (Seine) et décédé le 14 janvier 1947 à Cahors (Lot). Il écrivait des articles pour des journaux mais son métier était avocat. C’est dans ce cadre, qu’il évoque dans ce texte la procédure de suspension par le Conseil de l’ordre.

– 2 – Jean Ajalbert a connu Maurice Rollinat aux Hydropathes, puis ils ont fréquenté Les Hirsutes et le cabaret du Chat Noir.

– 3 – Le poème cité en entier commençant par « L’âme des fougères s’envole : » s’intitule « La mort des Fougères » ; il figure page 34 du livre.