Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

L’Art et l’Idée

20 mars 1892

Pages 192 à 195

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

(page 192)

 

MAURICE ROLLINAT

Le poète d’antan – Silhouette de souvenir

A PROPOS D’UN PORTRAIT DE GASTON BÉTHUNE

 

Tous les amis de Maurice Rollinat se trouvaient réunis le mois dernier pour entendre l’interprétation de ses poésies et mélodies par les premiers artistes lyriques et dramatiques de Paris. – Le programme était habilement choisi dans les œuvres du poète ; les récitants avaient la meilleure volonté possible pour faire valoir les cadences et les virtuosités des pièces à dire ou à chanter, mais, à franc parler, pour les sincères et premiers amis de l’auteur des Névroses, cette audition fut vraiment lamentable et désillusionnante. – Rollinat ne peut être interprété ; tous ceux qui l’ont connu, admiré et (page 193) aimé avant même qu’il eût recueilli la moindre notoriété, tous ceux qui ont suivi l’être fantomatique illuminé d’art, et le diseur surprenant qu’il fut à ses débuts ne peuvent plus rallumer leur enthousiasme à d’autre foyer que celui du souvenir.

Illustration : Maurice Rollinat chantant au piano, d’après une aquarelle inédite de Gaston Béthune.

Le chantre des Brandes et de l’Abîme est cependant revenu du Berry parmi nous ; il a récemment publié un nouveau recueil de poésies intitulé la Nature, et beaucoup de ses dévoués s’efforcent de remettre dans les rayons lumineux de l’actualité cette physionomie naguère si saisissante et si diabolique dont l’évocation devient presque de la hantise. Toutefois Rollinat reste un disparu ; ses dix années de vie rurale, qui ont ramené sur son visage les solides couleurs, la quiétude et la robuste santé, ont effacé à (page 194) jamais la silhouette du premier homme que nous aimions si fort dans les ballades noctambules du quartier latin, quand, sur le piano du plus infime caboulot, ce poète à mine émaciée et fatale, qui rappelait à la fois Baudelaire, Beethoven et Paganini, chantait de sa belle voix si douloureusement vibrante les plus humaines, c’est-à-dire les plus funèbres stances des Fleurs du mal si superbement mélodiées par sa musique incomparable.

La Revue illustrée, récemment, nous présentait une série de portraits-croquis de Rollinat dans toutes les attitudes, qui, malgré l’art et le talent de Paul Renouard, n’ont qu’une expression terne, morne et peu rollinatesque, dans le sens que nous prêtions autrefois à ce qualificatif, synonyme à la fois d’étrange, d’hirsute, de démoniaque, de sardonique, de furieusement poétique. C’est pourquoi, à titre de document supérieur, nous avons fait reproduire, d’après une magistrale aquarelle de Gaston Béthune faite il y a dix ou quinze ans, une tête Gorgonesque et saisissante du poète-musicien de la Nuit tombante, du Soir d’automne, de l’Idiot et du Cimetière aux violettes.

C’est là le véritable portrait de Rollinat, celui qui vaut d’être consacré et qu’aucun ami des anciens jours ne saurait désavouer. Gaston Béthune, dans les larges indications de cette aquarelle, a emprisonné la vie et l’expression du poète au piano quand, au milieu d’une tabagie d’arrière-estaminet, il chantait sans façon pour ses camarades, donnant de la voix à pleine gueule, heureux de sentir les joies intimes dont il était enveloppé. – Quelles heures délicieuses nous lui devons à ce délicieux mélodiste dont la musique ne ressemblant à aucune autre sait faire vibrer chez les littéraires des notes spéciales ignorées jusque-là ! – Dans sa petite chambre de la rue Saint-Jacques, aux Hydropathes, dans le bas et étroit entre-pont du restaurant Larousse, rue Monsieur-le-Prince, puis plus tard rue de Condé, ce musicien, divinisé par une beauté supérieure qui lui venait de son art et de sa foi, a créé en un instant bien des admirations et bien des fanatismes.

Le portrait de Gaston Béthune suffit à évoquer ce Rollinat d’antan, alors qu’il plaquait des accords pour accompagner l’air macabre du Mort joyeux ou les mélodies exquises des Blanchis-(page 195)seuses du Paradis. On retrouve surtout dans ce portrait, l’être falot, à l’œil pervers, au masque tragique, au geste pittoresque, à l’esprit prime-sautier avec lequel on s’attardait de longues heures nocturnes pour le plaisir d’entendre, secoué par un singulier frisson sépulcral, ses plus récentes compositions funèbres qu’il aimait à dire, campé sous un réverbère, avec des accents d’un lugubre inoubliable, des manières à la Taillade, et un amour de la reprise des dernières stances, quatrains ou tercets différemment exprimés sur ces intonations, pour mieux faire valoir ce dont il était satisfait et l’ancrer davantage dans l’esprit de son auditeur.

Dans l’ambiance calme des nuits de vagabondage, c’était une bonne fortune que de rencontrer Rollinat solitaire, de vaguer avec lui et de lui faire dire ses plus belles pièces des Spectres ; le Soliloque de Troppmann, le Fou, le Rasoir, la Dame en cire, le Meneur de loups, le Mauvais œil, l’Étang, l’Enterré vif ou le Magasin aux suicides, sauf encore à le laisser déclamer ses sinistres poésies du livre des Ténèbres : les Agonies lentes, la Ballade du cadavre ou le Rondeau du guillotiné. – Parfois, lorsque sa verve érotique s’aiguisait dans une causerie qui ne tardait guère à évoquer des outrances vénériennes, le poète sortait ses compositions Arétines, son musée des horreurs ; c’était alors une manière d’Aristide Bruant, habile à l’argot, mais plus sadique, plus torturé par des concupiscences vertigineuses et dont la puissance de vision poétique atteignait souvent au lyrisme considérable de l’Ode à Priape.

Que sont devenues ces Tibériades, ces Phalliques, ces Fleurs lascives de son bagage inédit ? Rollinat le sage, le croyant, le naturiste qu’il est aujourd’hui, a dû condamner au feu ces débauches d’autrefois.

Devant le puissant portrait que Béthune a fait du poète, la silhouette lumineuse de l’auteur des Névroses a passé dans la chambre noire de nos souvenirs, c’est pourquoi nous avons tracé ces quelques lignes en vue d’encadrer l’expression de cette tête élégiaque qui hurle des plaintes infinies de possesseur de nuées dans une musique diabolique et divine.

Octave Uzanne.

 

Remarques de Régis Crosnier :

- 1 - La représentation à laquelle Octave Uzanne fait allusion dans le premier paragraphe, est la soirée du dimanche 14 février 1892, au Théâtre d’Application, consacrée aux œuvres de Maurice Rollinat.

- 2 - L’article de la Revue Illustrée évoqué au troisième paragraphe est celui d’Armand Dayot intitulé Maurice Rollinat, paru dans le n° 150 du 1er mars 1892.