Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

L’Univers

31 janvier 1883

Revue littéraire, bulletin de bibliographie (Supplément littéraire mensuel au journal l’Univers)

Page 8

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

CHRONIQUE LITTÉRAIRE

 

(…)

Dernièrement, M. Albert Wolf, l’homme de goût du Figaro, a annoncé et célébré un nouveau grand poète en la personne de M. Rollinat, auteur d’un volume de vers intitulé : les Névroses. Nous avons en quelques mots donné notre impression sur ce poète qui, visant à l’extraordinaire, choppait dans le ridicule. Une pièce inédite du citoyen Rollinat, et qu’on communique à la Gazette anecdotique, nous paraît bonne à citer pour faire entièrement connaître à nos lecteurs ce poète et cette poésie. C’est hideux, et encore ferons-nous remarquer que dans la Morte embaumée M. Rollinat s’abstient des peintures lubriques que, selon sa dernière manière, il ajoute aux horribles tableaux affectionnés par sa muse. Voici la pièce :

LA MORTE EMBAUMÉE

Pour arracher la morte, aussi belle qu’un ange

Aux atroces baisers du ver,

Je la fis embaumer dans une boîte étrange ;

C’était par une nuit d’hiver :

On sortit de ce corps glacé, roide et livide

Ses pauvres organes défunts,

Et dans ce ventre ouvert, aussi saignant que vide,

On versa d’onctueux parfums,

Du chlore, du goudron et de la chaux en poudre,

Et quand il en fut tout rempli,

Une aiguille d’argent réussit à le coudre

Sans que la peau fit un seul pli.

On remplaça ses yeux, où la grande nature

Avait mis l’azur de ses ciels

Et qu’aurait dévorés l’infecte pourriture,

Par des yeux bleus artificiels.

L’apothicaire, avec une certaine gomme,

Parvint à la pétrifier,

Et quand il eut glapi, gai, puant le rogomme :

« Ça ne peut se putréfier !

« J’en réponds. Vous serez troué comme un vieil arbre

« Par les reptiles du tombeau,

« Avant que l’embaumée, aussi dure qu’un marbre,

« Ait perdu le moindre lambeau ! »

Alors, seul, je peignis ces lèvres violettes

Avec l’essence du carmin ;

Je couvris de bijoux, d’anneaux et d’amulettes

Son cou svelte et sa frêle main ;

J’entrouvris sa paupière et je fermai sa bouche,

Pleine de stupeur et d’effroi,

Et, grave, j’attachai sa petite babouche

A son pauvre petit pied froid.

J’enveloppai le corps d’un suaire de gaze,

Je dénouai ses blonds cheveux,

Et, tombant à genoux, je passai de l’extase

Au délire atroce et nerveux.

Puis, dans un paroxysme intense de névroses,

Pesantes comme un plomb fatal,

Hagard, je l’étendis sur un long tas de roses,

Dans une bière de cristal.

L’odeur cadavérique avait fui de la chambre,

Et sur les ors et les velours,

Des souffles de benjoin, de vétiver et d’ambre

Planaient, chauds, énervants et lourds…

Et je la regardais, la très chère momie,

Et, ressuscitant sa beauté,

J’osais me figurer qu’elle était endormie

Dans les bras de la volupté !

Et, dans un caveau frais où conduisent des rampes

De marbre noir et d’or massif,

A la pâle clarté sépulcrale des lampes,

Au-dessous d’un crâne pensif,

La morte, en son cercueil transparent et splendide,

Narguant la putréfaction,

Dort, intacte et sereine, amoureuse et candide,

Devant ma stupéfaction !

Maurice Rollinat.

J’imagine que le carabin, qui aurait l’idée de se présenter dans un salon de gens bien élevés avec un cadavre volé sur la table de dissection, aurait tout juste autant d’originalité que M. Rollinat ; au moins il ne compliquerait point de vers cette funèbre farce.

Et maintenant nous en avons fini avec M. Rollinat et ses Névroses, si lourdement chevillées ; qu’il s’arrange de M. Wolf et de ses lecteurs, et grand bien leur fasse !

(…)

Louis de Saint-Leu.

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Nous n’avons pas pu identifier qui est Louis de Saint-Leu, l’auteur de cet article. C’est vraisemblablement un pseudonyme. Ce nom fait penser à Louis Bonaparte (1778-1846), Roi de Hollande qui, après avoir abdiqué en 1810, se faisait appeler « Comte de Saint-Leu » du nom de son château situé à Saint-Leu-la-Forêt (Val-d’Oise). Il signait alors « Louis de Saint-Leu ».

– 2 – L’article d’Albert Wolff (avec deux « f ») évoqué au début de l’article, est paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, sous le titre « Courrier de Paris », suite à la soirée chez Sarah Bernhardt du 5 novembre 1882.

– 3 – À la date de parution de cet article le livre Les Névroses de Maurice Rollinat était annoncé mais pas encore publié.

– 4 – Le poème « La Morte embaumée » est repris de La Gazette anecdotique du 15 janvier 1883, pages 13 à 15.

– 5 – Dans la version du poème « La Morte embaumée » publiée dans Les Névroses (pages 262 à 264), il y a des différences de ponctuation, des mots changés aux vers 25 et 34, et le vers 51 modifié.