Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Fronde

Mardi 28 juin 1898

Page 1.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

Ceux que j’ai vus

Maurice Rollinat

 

Un soir, mes parents habitaient alors Sèvres et j’étais tout enfant, nous attendions, un peu inquiètes, ma Mère et moi, mon Père qui s’était rendu pour affaires à Paris et tardait à rentrer. Dans le grand silence de la maison et de la campagne endormies, nous guettions le sifflement des trains qui, venant de Montparnasse, parcouraient la crête des côteaux boisés de Clamart, Bellevue, Viroflay jusqu’à Versailles.

Tout à coup, aux approches de minuit, au fond de notre long et sombre jardin, nous entendîmes un bruit de voix, et aperçumes, dévalant rapidement les escaliers rustiques, vers la lumière de nos lampes levées, un personnage assez long et svelte, gesticulateur, que suivant mon Père, disant : « Je vous ramène Rollinat ».

Ce n’était pas la première fois que je le voyais, mais bien celle où sa physionomie si particulière me frappa : il est un des très rares hommes beaux, sans mollesse, sans lourdeur, ou affectation de chevelure, et de barbe, sans féminine joliesse non plus, que j’aie rencontrés.

Assis, maintenant, devant la table couverte d’un frugal médianoche qui devait lui sembler appétissant, car il plongea allégrement la cuiller dans la soupière, jusqu’à épuisement complet du potage, il racontait l’inextinguible inquiétude des routes solitaires et des arbres devinés entre les ténèbres et des cris d’oiseaux, et des rumeurs de l’invisible et des bruits d’ailes, tandis que les douces clartés jaunes illuminaient chaudement son masque maigre et étroit, accentué d’une expression de mi-sourire, mi-rictus, qui tendait sa peau mate sur ses joues osseuses, ses lèvres finement modelées sur des dents robustes et ouvrait tout ronds ses yeux clairs d’une extraordinaire et froide limpidité bleue, sous une mèche rebelle de cheveux bruns, échappée à sa forte crinière – malgré un geste constant de la main destiné à la remettre en place – pour battre sur la pente droite d’un front très haut, la mesure mouvementée scandant sa curieuse pensée.

Il est certain que je ne me trouvais pas très rassurée, quoique attirée, chaque fois que le bizarre regard d’acier tombait de mon côté et que deux plis profonds sabraient du coin des lèvres à celui des narines, ce visage ivoirin, car, incessamment, le discours de notre singulier hôte reflétait des impressions troublées, troublantes, et, justement, toutes celles qui sont le cauchemar de l’enfance : fantômes, larves, apparitions, morts subites, léthargies, assassinats ; et je commençais à considérer ses prunelles pâles ainsi que les attrayantes mais effrayantes loupes derrière lesquelles, dans les baraques des fêtes foraines, se déroulent, tous les crimes et toutes les catastrophes de l’année.

Aussi, quel ne fut point mon émoi, lorsque la servante lui ayant passé une assiette, une naïve assiette à dessert, illustrant une chanson du Lillois Desrousseaux, il la laissa brusquement filer sur la nappe, en ricanant de sa voix nette et timbrée : « Ces choses-là n’arrivent qu’à moi ! » Je me penchai au-dessus de l’innocent ustensile : l’image en représentait une femme volant dans un cimetière, par une nuit de lune et de nuage, une tête de mort !

Mon Père souriait doucement à cet esprit à la fois jovial et macabre, mais nous, mes sœurs et moi, nous frémissions au récit de celui qui nous semblait un grand frère très éloquent et savant des affres et des tortures inavouées qui secouaient nos petites âmes nerveuses par les chambres noires à loups-garous, ou derrière les coins inexplorés, laboratoires des souris, des cloportes, des mites et autre gent de mystère et d’ennui.

Après le repas improvisé, il se mit au piano, préluda, d’un jeu saccadé et précipité, avec ses longs doigts noueux, ligneux autant que les crochets de bois des faux, et tout son corps, depuis ses pieds et ses jambes enroulées autour de sa chaise, jusqu’à sa mèche toujours flottante et voltigeante, remué et trépidant il chanta.

Il chanta surtout des vers de Baudelaire auxquels il avait étroitement ajusté des mélodies prenantes, enlaçantes, pleines de pureté et de beauté élancée, des mélodies qui collaient à cette magique poésie, autant qu’un voile sur un corps nu. La Tristesse de la Lune, le Madrigal triste, la Causerie, l’Idéal, l’Invitation au voyage, il en déroulait les magnifiques et sanglotantes paroles, portées de haut en bas, sur le chemin sonore des gammes, que grimpait et descendait impunément sa voix de si séduisante souplesse, qui grinçait aux notes aiguës, telle qu’une vrillante chanterelle, puis s’épanouissait en ondes sereines et charmantes, aussi lucides que parfumées, tout à coup réveillées d’un éclat qu’il arrachait d’un coup de gosier comme on donne un coup de dent, avant de sombrer aux profondeurs caverneuses où la poussait le drame constant de sa pensée ténébreuse.

Et sans cesse, il s’accompagnait, autant du rythme de son corps ébranlé, non moins que la carcasse d’un mitron gémissant sur son pétrin, et des expressions singulières et tourmentées de sa belle figure qu’il livrait insoucieusement à toutes les contractions possibles.

Ah ! combien ceux, écrivains, musiciens, peintres, rêveurs, qui arrivaient chez mon Père y passer le dimanche, lui en demandèrent à Maurice Rollinat, de ces obsédants lamentos, chargés de larmes désolées et de plus amers soupirs ! Il leur plaisait d’entendre ainsi célébrer la mélancolie poignante qui gît dans les sépulcres du cœur, aussi bien qu’en ceux de la terre, et il semble que pour trouver la vie plus belle et plus ardente, sous le vaste soleil, il leur fallait les évocations quelque peu morbides, et les hymnes d’angoisse de ce chantre des nécropoles.

La Mort ! La Mort ! En parlait-il assez ! je l’eusse vu rentrer un jour, guidé par la grimaçante figure ou escorté de la forcenée troupe des noires Kères que mon effroi eût été sans surprise ; car il les avait toutes nommées : celle, brutale, mécanique qui, d’un coup de déclic, vous abat dans les villes : explosion, incendie, écroulement, écrasade, apoplexie, et celle, plus hideuse en ses laideurs désordonnées, qui vous menace aux champs : l’enflure du charbon, la morsure des bêtes hydrophobes, le foudroiement, la blessure des serpents, la siriase du cerveau plombé par le coup de soleil, la corne d’un taureau furieux ; et il disait aussi des pièces des Névroses, son premier livre : le Remords de l’Assassin, le Meneur de Loups, le Soliloque de Troppmann avec un inimitable talent d’acteur, l’acteur du frisson et de l’épouvante ; enfin il narrait encore des histoires de navrantes amours avec des bourgeoises fatales. Il se faisait peur à lui-même !

Car tout cela était absolument sincère, chez ce grand Enfant-poète. Il répétait tout ce qu’il éprouvait, il imitait tout ce qu’il voyait avec beaucoup d’ingénuité et tant de vérité, qu’il finissait par faire couler à travers les moelles de ses plus graves auditeurs, un rapide mais réel frémissement. D’ailleurs, il finissait par en être fier, et racontait ses effets de fantastique.

Nous étions tous autour de lui, debout, devant la cheminée, et il nous parlait d’une soirée chez Mme Ménard-Dorian, cette belle et chevaleresque femme qui ouvre toujours grands ses bras de prêtresse à toute réelle esthétique, et accompagné de l’orchestre, il avait chanté. « Mon cher, sifflotait-il, comme vous ici, ils se serraient tous en cercle, auprès de moi ; comme en ce moment, j’étais debout ; par une heure pareille d’entre-jour et d’entre-nuit. Que leur disais-je ? rien, je décrivais ce crépuscule pleurard tombant par les fenêtres, ces larmes de l’ombre, la pluie qu’on eût cru versée par les yeux vides morts, puis, tout à coup, j’ai fait un pas vers eux, ainsi, et ils ont tous reculé. »

Ceux qui étaient là reculèrent presque tous aussi. Pourquoi ? On ne savait à cause de son ton sardonique et incisif, du ricanement de sa voix, de ses yeux aux orbites qui se démesuraient et de son teint verdi. Puis, c’était fini : il causait, amusant, charmeur, de son pays, la Creuse, de ses paysans, de la pêche, de ses chiens, des bons curés du village ; sautant à d’autres sujets, il parodiait les élèves du Conservatoire, les acteurs du Français, les chanteurs estropiés des cours, rapide, drolatique, copiait les mimes, les attitudes, les voix des choses, des gens, patoisait, aboyait, marmonnait, nasillait, prêchait, déclamait à grands gestes, larmoyait en rentrant son bras dans sa manche, aussi bien que s’il en avait fait métier, et, toujours naturel, simple, vivant, se démenant ainsi pour lui-même plus que pour les autres, qu’il y eût cinquante personnes ou deux, il livrait toute sa nature exubérante et vibrante.

Il nous arrivait souvent à une de mes petites sœurs, disparue depuis, et à moi, lorsqu’il survenait à l’improviste en notre ermitage et n’y rencontrait que nous, de lui demander, avec timidité et désir : « Dites-nous donc une fable, monsieur Poësa. » (La gentille enfant mêlait inconsciemment les syllabes sonores de Rollinat et de poésie…) – Hein, hein ! Elle veut une fable, la petite fille ? répliquait-il avec son demi-rire sautillant, jamais adouci en sourire. Et généreusement, non moins que pour l’assemblée la plus triée, il passait l’après-midi à étaler ses dernières trouvailles, tandis que nous restions fourrées à l’angle du piano comme deux petites araignées mélomanes, jusqu’au moment où, toute cette harmonie éteinte, il n’y avait plus devant nous qu’un grand bon garçon, à l’allure volontiers un brin campagnarde, épaules arrondies et bras ballants, nous donnant une tape sèche sur la joue avec des : « Ben mignonnes, ben mignonnes, elles sont ben mignonnes les petites filles. »

Depuis, il partit loin de ce Paris fiévreux qui doublait sa nervosité et son inquiétude, pour son pays où il oublie assez tranquillement ses amis entre son chien et sa pêche à la ligne, tel que nous le montre un mordant portrait d’Osterlind, au dernier Salon. Il s’est réfugié là, pour ajouter aux Névroses, ces bizarres confessions d’un chrétien-païen, torturé par les craintes de l’Enfer au milieu de ses adorations panthéistiques, Les Brandes, les Apparitions, l’Abîme, des œuvres qui découlent certainement de la première, mais où ses sentiments sur-exaltés se sont, au milieu de la nature

… ivre de songerie
Suant la somnolence et la sauvagerie,

apaisés, torrent farouche et désolé s’épanchant tout à coup en un fleuve de tendresse sur les choses divines et saines qui ont calmé les effervescences de son esprit tracassé. Et cela nous vaut des chants robustes et purs, où il se montre peintre admirable de la terre, et splendide orchestrateur du quotidien concert des symphonies agrestes. La vie des bois, des prés, des rivières et des ravins, elle transparaît, revêtue de sa mansuétude, cependant tragique, au rythme ingénieux de ses vers si fortement imprégnés d’un savoureux « natalisme ». Car cette nature c’est celle de la Creuse spéciale et physionomique, décrite avec tant d’exacte ampleur et d’humaine originalité, que peu de coloristes ont su capter aussi étroitement l’âme d’une contrée.

Et maintenant, voici qu’aujourd’hui, on va donner une audition de ses multiples poèmes. J’ignore comment elle sera présentée, mais j’aurais voulu que les nombreux interprètes de Maurice Rollinat se fussent accordés pour ordonner cette soirée de telle sorte que le public parisien, impressif mais léger, pût sentir la beauté d’évolution de cette âme de trouvère qui, dans le voyage de la Vie, s’est lentement et superbement écarté des sombres bords de l’anxiété et du Doute pour cheminer paisiblement sur les routes claires et les larges espaces de la Sérénité.

Judith Cladel.

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Plusieurs idées de cet article seront reprises par Judith Cladel pour écrire son ouvrage Maurice Rollinat, objet de Portraits d’Hier, n° 31 du 15 juin 1910 (32 pages).

– 2 – « Kérès » : Dans la mythologie grecque, les Kérès étaient des filles de la famille des Furies, qui hantaient les champs de bataille pour s’abreuver du sang des mourants et envoyer les âmes des morts aux Enfers.

– 3 – « siriase » : Déclinaison du mot latin « siriasis » : sorte de fièvre.

– 4 – « natalisme » : En employant ce mot, Judith Cladel ne pensait certainement pas à l’acception habituelle, c’est-à-dire les mesures prises pour favoriser le développement de la population par une forte natalité. Le début de la phrase suivant ce mot : « Car cette nature c’est celle de la Creuse… » ferait plutôt penser au terme « naturiste » cher à Maurice Rollinat qui se revendique comme un « poète naturiste », courant proche du « naturalisme », dans l’esprit d’une représentation de la nature la plus proche possible de la réalité. Mais le mot « natalisme » a été utilisé par Judith Cladel une autre fois dans son ouvrage Maurice Rollinat, objet de Portraits d’Hier, n° 31 du 15 juin 1910, où elle écrit page 23 : « A force d’étudier et d’écouter les gens de la terre, il eut la tentation, non plus de les dépeindre par ses moyens propres, mais par les leurs : il les met en scène, il les fait parler et parler en vers. Immense difficulté ! Laisser au langage local sa saveur de terroir, ses tournures alléchantes, ses brutalités et ses malices ; les insérer toutes vives en des poèmes, sans que l’art y perde et se rabaisse, soit à des négligences, soit à des complaisances de patois d’opérette, sans, non plus, qu’il bride le naturel et trouble en sa pureté la grande source du sentiment populaire, plus d’un heureux écrivain y vint échouer. Rollinat y parvint. Son vers gagna en simplicité, en ingéniosité et, par là, en vigueur. Il réussit ce qu’avait tenté sa célèbre marraine, trop facilement satisfaite en ce genre de l’à-peu-près de ses romans villageois ; après elle, il continua en Berry ce qu’on peut nommer l’école du natalisme qui, depuis, inspira plusieurs autres poètes de cette province, notamment Gabriel Nigond. (…) »