Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Justice

Mercredi 20 janvier 1892

Pages 1 et 2

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

(page 1)

 

CHRONIQUE

 

LA MUSIQUE DE ROLLINAT

 

Dans un article publié dans le Figaro, il y a trois jours, M. Armand Dayot annonçait qu’une soirée de poésie et de musique, consacrée à l’audition d’œuvres de Maurice Rollinat, allait être organisée. Notre confrère expliquait comment un vrai public allait être mis en situation de juger un art qui n’a été produit, jusqu’à présent, que devant des auditoires restreints. Ceci dit pour la musique de Rollinat, puisque les Névroses ont eu le rare succès de livre de vers que l’on sait. Le poète, qu’on le veuille ou non, et malgré le silence qui accueillit l’Abîme, est un poète classé, et qui a ses lecteurs fidèles. Ils sont nombreux, ceux qui aiment à rouvrir ces volumes pour les évocations de nature des Névroses, pour la noire songerie de l’Abîme. C’est là le succès d’un poète. Il n’en est pas d’autre que ce retour persistant, que ce dialogue recommencé un interlocuteur familier.

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Combien de livres sont ainsi repris, le soir, après la journée sociale ! Combien supportent le jugement de l’individu qui entre dans le silence, qui va entrer tout à l’heure dans la nuit, et qui cherche à voir quelque reflet de vérité dans ce livre ouvert sous la clarté de la lampe. Il est inutile d’en faire le compte, de ces livres qui peuvent clôturer les heures d’existence active qui viennent d’être vécues. Ils ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Mais le sentiment vaguement indiqué ici, par quel grand nombre de gens qui lisent n’a-t-il pas été éprouvé ? On se voit, et on eu voit tant d’autres, allant au long des rayons chargés de livres, illuminant des noms et des titres d’une lumière qui passe vite, qui s’arrête, qui s’en va plus loin. Il y a des jours où l’on désespère de trouver la page de poésie désirée, la phrase de réflexion attendue. On trouve tout fastidieux, puéril, on délaisse d’anciennes joies, on supprime des communications.

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Pourtant, on ne veut pas s’en aller ainsi, inerte, sur la mer calme du sommeil, ou ballotté par les grosses vagues du rêve. On voudrait une transition, une dernière attache au monde, une mise en contact avec une pensée. C’est peut-être comme un désir de sécurité que l’on cherche, un fil que l’on cherche à saisir pour ne pas s’égarer dans ce labyrinthe obscur que l’on va inconsciemment parcourir. La sensation est bien connue de ceux chez qui la lecture est un besoin invincible. Le livre espéré, voulu, exigé, on finit bien toujours par le trouver. Certaines pages des Névroses et de l’Abîme peuvent être ainsi relues et satisfaire l’esprit par leurs évocations rapides, leurs brèves images, leurs subits déploiements de paysages, leurs sentiments et leurs passions amenés à l’état de violentes abstractions.

Mais pour le musicien qui est en Maurice Rollinat, les choses se sont passées différemment Cette belle, éloquente, émouvante musique, par laquelle il a commenté Baudelaire, par laquelle il s’est commenté lui-même, cette musique n’a pas trouvé son public d’initiés, aussi restreint qu’il soit, simplement parce que ces initiés possibles ne savent pas que cette musique existe. Les quelques morceaux publiés sont restés dans les magasins d’éditions, sans discussion de critique, sans propagande de chanteur et de pianiste. Et il y a là des œuvres admirables, instinctives de conception comme jamais peut être œuvres musicales ne le furent, des œuvres qui n’ont jamais manqué leur effet sur des sensitifs, qui ont conquis et exalté par leur puissance, ravi par leur charme, qui sont restées dans les mémoires en souvenirs impérissables.

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C’est cette musique presque inédite de Rollinat qui sera un soir mise en expérience par quelques amis du poète. Cette fois, s’il y a émotion, on en aura fini avec cette opinion que Rollinat seul peut chanter les phrases mélodiques qu’il a écrites. On saura si, oui ou non, il y a un art particulier, délicieux et extraordinaire, dans l’Invitation au voyage, la Causerie, la Chanson de la perdrix grise, les Yeux morts, et tant d’autres pages où s’expriment les voix de la solitude, où passent les plaintes de la volupté, les cris tragiques d’un sombre et grand poète.

Les amis de Maurice Rollinat ne redoutent pas cette expérience.

Gustave Geffroy.

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – L’article d’Armand Dayot paru dans Le Figaro, évoqué dans le premier paragraphe, est intitulé tout simplement Rollinat et a été publié dans l’édition du 14 janvier 1892, page 1. Armand Dayot y évoque l’article d’Albert Wolff paru dix ans plus tôt, la vie actuelle du poète à Fresselines, sa poésie et sa musique, puis comment il l’a connu et il termine en évoquant le projet d’une soirée consacrée aux œuvres de Maurice Rollinat.

– 2 – La soirée envisagée aura lieu le 14 février 1892 au Théâtre d’Application.