Dossier Maurice Rollinat

 

ENQUÊTE DE ROBERT DIEUDONNÉ SUR LA MÉVENTE DE LA POÈSIE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Presse

Jeudi 24 juillet 1902

Page 2.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

UNE ENQUÊTE

CHEZ LES PORTEURS DE LYRE

La crise poétique. – On ne lit plus. – A quoi tient la mévente des vers.

 

Les livres de vers ne se vendent pas.

Malgré la réclame.

(Je sais des poètes fortunés qui, pour s’assurer une seconde édition, dépensèrent des sommes presque électorales : les piles jaunes restèrent intactes à la devanture des libraires.)

Certaines mauvaises langues vont jusqu’à prétendre que les œuvres des poètes ne sont jamais vendues : c’est une erreur. Le choix de poésies de Paul Verlaine, chez Charpentier, alla jusqu’au vingtième mille et, sans parler des succès de librairie de Victor Hugo, du triomphe des Méditations de Lamartine, on pourrait citer des poètes de jadis qui gagnèrent des rentes – mon Dieu, pas des millions, mais des rentes tout de même ! – à écrire des alexandrins.

La maison Lemerre n’hospitalisa pas pendant trente ans le Parnasse pour la seule raison de faire plaisir aux Parnassiens.

Il y a seulement quinze ans on pouvait faire éditer un volume de vers. Essayez aujourd’hui, – pour voir.

O mon camarade qui débutes dans les lettres, va aujourd’hui ton manuscrit sous le bras trouver un éditeur. Dis-lui gentiment : « Monsieur, ce sont des vers ! » et regarde son visage : la plus étrange stupeur l’écarquille. Sans méchanceté, comme on parle aux malades et aux enfants, il te dira d’écrire n’importe quoi, des études sur Nietzsche, des traductions de romans russes ou des notes de physio-psychologie. Il pensera même que tu ferais mieux d’être cocher ou coiffeur que poète. De porte en porte, d’éditeurs en éditeurs, tu peux aller avec tes paperasses ; si tu n’es pas assez riche pour payer toi-même les frais de ton édition, il va bien des chances pour que les jaunes feuilles jaunissent à jamais dans le tiroir de ta table.

Parfois on rencontre un poète qui affirme que ses œuvres se vendent. Il se vante, généralement. Et puis les éditions à quatre ou cinq cents ne sont plus si rares ; on monte le coup au public ; mais on ne trompe plus personne. Quinze cents exemplaires deviennent un très gros succès.

On me cite un ou deux noms : Rostand. Parbleu ! c’est un auteur dramatique, on a vu l’œuvre, on veut la lire. Qu’aujourd’hui Rostand fasse paraître un volume de vers, peut-être, malgré le prestige de son nom, ne dépassera-t-il pas le dixième mille.

La cause de cette crise est-elle l’absence d’un grand poète national et populaire ? Je ne le crois pas. On n’est pas injuste pour les poètes, on ne les connaît pas. En dehors d’un nombre de personnes très limité, qui a lu les œuvres du pauvre Samain, ou de Charles Guérin, ou de Régnier, de Rivoire ou de Moréas ? Je pourrai là citer cinquante noms. Ceux-là ont une notoriété à eux, une petite gloire bien à eux : c’est tout.

L’absence de critique littéraire est-elle la vraie cause du mal ? Deux ou trois journaux, quelques revues, ont seuls gardé un coin où l’on parle quelquefois des œuvres nouvelles en toute impartialité ; le reste n’est que communiqués, réclames, articles de camarades ou publicité payée. La critique littéraire, à proprement parler, n’existe plus.

Le public se laisse duper une fois, pas deux. S’il croit aujourd’hui, avant d’ouvrir tel livre, que M. X… est supérieur à Balzac, il s’apercevra à la lecture que M. X… et Balzac, ça n’a aucun rapport, et il ne croira plus demain, sur votre sincère affirmation, que M. Robert de Montesquiou a du talent. Une critique impartiale et intelligente nous valut jadis une littérature florissante.

Aujourd’hui, toutes les traditions sont perdues. Il n’y a plus ni écoles ni idées : tout va au petit bonheur, sans coordination.

Les desservants blasphèment en quittant la petite chapelle pour ouvrir en face un temple concurrent et provisoire. On ne sait à qui croire, et l’on ne veut croire à personne.

La prose résiste un peu ; elle ne résistera peut-être pas longtemps. Demain, il y aura le krack du roman, comme aujourd’hui le krack du vers ; il ne faut pas accuser l’époque de n’être pas pratique : ça ne veut rien dire. Elle est plus fine, plus éclairée, plus sentimentale et plus émotive que nulle autre. Alors ?

Alors l’enquête que commence aujourd’hui la Presse dira peut-être la cause vraie du mal et le remède, s’il en est un, Les critiques et les poètes donneront leur opinion. Peut-être saurons-nous ce qu’ils espèrent et ce qu’ils souhaitent, et peut-être bientôt verrons-nous aux portes des libraires diminuer lentement les hautes piles des volumes de vers dédaignés.

Les beaux rêves n’ont jamais fait de tort à personne.

Robert Dieudonné.

 

Remarque de Régis Crosnier : La réponse de Maurice Rollinat figure dans l’édition du 9 août, page 2.