Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
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La Vie illustrée
N° 118 du 18 janvier 1901
Page 257 (sixième du numéro).
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
La Rentrée d’Yvette Guilbert
Il y a plus d’un an, Yvette Guilbert quittait soudainement la scène. Elle chantait un soir encore aux Folies-Bergère. Jamais elle n’avait été plus tragique avec la Soularde, plus cocasse avec le Family House. Il y avait de quoi être gaie : on lui faisait quelques jours après une grave opération. Elle le savait, et elle n’ignorait pas non plus que la question vitale se posait avec son implacable netteté. C’est pour cela, peut-être, qu’elle était si en verve. Le public ne sait pas toujours qu’il y a une pincée de désespoir dans l’assaisonnement des plaisirs qu’on lui sert.
La plus grande partie de l’année de l’Exposition, Yvette la passa dans son lit d’opérée, et de même qu’il y a parfois des « coups de canif dans les contrats », de même il y eut un formidable coup de bistouri dans l’engagement exceptionnel qu’elle avait pour cette saison-là.
Maintenant, ne la plaignez pas trop puisque ces choses sont passées et que voici rendue à son public une des artistes qui ont eu les succès les plus considérables et les plus justifiés. Je serais même tenté de dire que l’opération, dans ces conditions, est enviable. En effet, pendant que peu à peu, et avec une lente énergie, l’artiste se cramponnait à la vie et se rétablissait, on lui construisait l’hôtel du boulevard Berthier, dont elle avait donné le plan avant sa maladie ; et elle n’avait, une fois guérie, qu’à prendre la peine d’y entrer. Elle avait eu les plaisirs du rêve et ceux de la réalisation sans avoir les ennuis et les impatiences qui accompagnent l’exécution. Puis, l’opération a fait d’elle une Yvette nouvelle. Elle lui a donné une force, une ampleur, une sorte d’autorité dans la silhouette et dans l’allure, qu’elle n’avait pas encore. Voilà pour la femme. Pour la chanteuse, il y aura encore plus d’une surprise : on parle de projets de théâtre, ou bien, au concert, d’œuvres d’un genre différent, sans pour cela abandonner complètement le genre à la fois si piquant et si comique qui fit sa fortune. Mais, en attendant, elle vient de faire une rentrée éclatante, en interprétant à la Bodinière les mélodies de Rollinat sur ses poèmes et ceux de Baudelaire. Ce sont des œuvres admirables, de l’art le plus profond, et que depuis longtemps elle avait le désir d’interpréter avec toute sa passion et toute son âme d’artiste.
Ces œuvres correspondaient en effet de la façon la plus curieuse et la plus saisissante à son tempérament d’artiste. Yvette Guilbert, en effet, ainsi qu’elle l’a expliqué à un de nos confrères, est « sous sa mèche jaune de clown », une triste, une pessimiste. On peut même dire que c’est cette amertume mordante qui, se mêlant à sa fantaisie, lui a valu ses succès.
Les affinités qui existent entre Baudelaire et Rollinat, existent entre les deux poètes et leur interprète elle-même. Elle devait forcément trouver des accents nouveaux pour créer ces poèmes et ces mélodies.
Pour la bien juger, naturellement, il ne faut pas se reporter aux souvenirs de Rollinat interprétant lui-même avec son visage terrifiant, sa voix tour à tour caverneuse et gémissante. Il faut se dire que c’est tout autre chose, et que la voix de la femme apporte à leurs œuvres âpres une sorte de richesse particulière, en même temps qu’un voile de charme et de tendresse.
C’est ainsi qu’après avoir été tragique et désespérée dans le Convoi funèbre, passionnée dans la Causerie de Baudelaire, Yvette Guilbert a été exquise de grâce et, pour ainsi dire de câlinerie triste avec l’Invitation au voyage, le Champ de colza, la Chanson des yeux, pour redevenir superbement tragique avec la Mort des amants. Toutes ces mélodies avaient été délicieusement orchestrées par M. Archainbaud.
Un pareil répertoire, et avec une pareille interprète, ne pouvait manquer d’exciter, d’abord la curiosité, puis de conquérir le succès bien dû à un effort si plein de talent et de volonté, et à une tentative d’art si remarquable. C’est ce qui a eu lieu en effet.
Rollinat, ce grand poète et ce grand musicien, est venu à Paris, s’arrachant à sa chère solitude de la Creuse, pour entendre son œuvre ainsi rendue, avec ce sens si vrai et si original de toutes les inquiétudes modernes, qui a toujours donné à Yvette un accent saisissant, même dans les chansons les plus follement fantaisistes. En un mot, la rentrée d’Yvette a été des plus brillantes, et cela augure bien de celle qu’elle fera encore, après son retour d’Allemagne, où elle doit aller après la série actuelle de la Bodinière.
Les amis qu’elle avait réunis à un « dîner de crémaillère » dans l’hôtel du n° 3 – non, je veux dire dans l’hôtel (plus somptueux de beaucoup) du numéro 23 du boulevard Berthier, avaient prévu le succès de ces auditions de Rollinat et de Baudelaire. La Vie Illustrée devait à ses lecteurs de montrer, chez elle, la « nouvelle Yvette » dans sa nouvelle demeure. Cet hôtel a été construit par l’architecte Schelkoppf, dont les constructions originales avaient déjà été remarquées en divers points de Paris. La maison, comme l’on voit, est des plus agréables. Elle la doit au public qui l’a fidèlement applaudie dans son incessant effort pour lui donner, sous quelque aspect que ce soit, une véritable note d’art. Le public, de son côté, a reçu d’elle beaucoup d’amusement, et beaucoup d’émotion. Personne n’est volé dans la circonstance.
Arsène Alexandre.
Ce texte est illustré de la photographie d’Yvette Guilbert dans son salon.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Yvette Guilbert était tombée malade et avait du être opérée en 1899.
– 2 – En 1900, elle se fait construire un hôtel particulier boulevard Berthier à Paris. Dans les derniers jours de 1900, elle y invite ses amis à un « dîner de crémaillère » suivi d’une soirée musicale au cours de laquelle elle donne la primeur des mélodies de Rollinat, qu’elle allait faire entendre début 1901 à la Bodinière.
– 3 – Il y eu six représentations à la Bodinière : les 11, 15, 18, 22, 25 et 29 janvier 1901. Elles furent un succès. C’était la première fois qu’Yvette Guilbert reparaissait en public après sa longue absence imposée par sa maladie. Maurice Rollinat a assisté à celle du 11 janvier.
– 3 – Les matinées commençaient à 15 h
00, par une causerie d’Arsène Alexandre. Puis Yvette Guilbert
interprétait :
1. Le « Convoi funèbre ». (Paroles et
musique de Rollinat).
2. L’ « Invitation au voyage ».
(Baudelaire, musique de Rollinat).
3. « Causerie ». (Baudelaire, musique de
Rollinat).
4. Le « Champ de colza ». (Paroles et
musique de Rollinat).
5. La « Chanson des yeux ». (Paroles et
musique de Rollinat).
6. La « Mort des amants ». (Baudelaire et
Rollinat).
– 4 – Arsène Alexandre déclare : « Toutes ces mélodies avaient été délicieusement orchestrées par M. Archainbaud. » Edmond Sée dans la « La semaine dramatique » parue dans La Presse du 21 janvier 1901, page 2, écrit : « et que berce en mesure le bâton de chef d’orchestre de M. Archanbaud ». Nous ne sommes pas en mesure de préciser le prénom car dans la presse de l’époque, nous trouvons fréquemment Joseph (1866-1941) compositeur, et son frère Émile (1874-1953) chef d’orchestre (fils d’Eugène Archainbault, 1833-1908, professeur de chant au Conservatoire). Voir l’arbre généalogique de la famille page 95 de http://guillaumeblaise31.free.fr/ECRITS_DE_FRANCETTE_V29.pdf, ainsi que les fiches sur le site de BnF.
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