Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Rappel

12 décembre 1882

Page 3.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

Ni cet excès d’honneur, ni, etc.

 

Un poète publie, il y a six ans, un volume de vers : Dans les Brandes ; il en fait annoncer un second, pour paraître dans deux mois : les Névroses. Le premier volume passe à peu près inaperçu, le second n’est pas encore sous presse ; et voilà que dans l’intervalle, entre ces deux inconnus, la publicité s’empare de l’auteur, lui fait une réputation avant la lettre et, du jour au lendemain, le dresse sur un piédestal à donner le vertige au cerveau le mieux équilibré. Ce n’est rien moins qu’un génie qu’on a découvert. On le drape dans une légende fantastique. Son nom flamboie à la première page des journaux. L’apothéose dure huit jours ; puis, brusquement, l’engouement cesse, l’enthousiasme se refroidit, des ricanements s’ébauchent, des coups de sifflet éclatent, la réaction se dessine, – et voilà qu’elle s’apprête à démolir cette célébrité d’un jour, sans même attendre le nouveau livre qui peut en somme, la confirmer.

Eh bien, non. Ni si haut, ni si bas.

Ni cet excès d’honneur ni cette indignité !

En tant que poète, si Rollinat n’est pas à sa place là où on a voulu l’élever, il y serait encore bien moins là où l’on veut le faire descendre. Du reste, en l’espèce, comme on dit au Palais, la surprise n’est pas possible. Rollinat n’était un inconnu, dans le monde des lettres, que pour ceux qui ont cru l’y découvrir. Il n’y a pas un poète à Paris qui ne sache depuis longtemps à quoi s’en tenir sur sa valeur. Cette valeur est très réelle. Le tort qu’on a eu est peut-être de l’avoir crié trop haut. Présenté au public avec discrétion, Rollinat y eût certainement gagné. Mais enfin le bruit est fait. Ceux qui ont attaché le grelot ont voulu sans doute bien faire, et si le grelot était trop gros, s’il a sonné trop bruyamment, Rollinat, à tout prendre, n’en est pas cause.

Invité à passer la soirée chez une comédienne de grand talent, il a fait ce que nombre de poètes et de musiciens font tous les jours : il a dit ses vers et chanté sa musique. Le chroniqueur d’un journal en vue se trouvait là. Vivement empoigné et tout chaud de l’impression reçue, il l’a traduite le lendemain dans un article à sensation. D’autres feuilles sont venues s’emballer à la suite. L’encens brûlé sous le nez du poète a fait monter la moutarde au nez de quelques autres.

Eh bien non ! encore une fois. Avant d’exalter ou de condamner Rollinat, il faut l’entendre. Son livre va paraître. On peut bien lui faire crédit de quelques jours. Le juger, d’autre part, sur les portraits qu’on a donnés de lui, ne serait pas plus équitable. Trop montés de ton ou poussés trop au noir, je n’en ai pas vu un seul qui fût ressemblant. Je connais Rollinat depuis dix ans. Puisqu’une circonstance heureuse, une bonne fortune, à tout prendre, vient de le mettre en lumière, je vais essayer de donner un crayon de cette figure originale ; et cela sans flatterie, avec la sincérité qu’on doit à un artiste de mérite et à un vieux camarade.

C’est en 1872, dans un petit restaurant de la rue Grégoire-de-Tours, où je prenais alors mes repas que je vis pour la première fois Maurice Rollinat. Il n’était pas seul. Un autre poète l’accompagnait. Celui-là venait vraiment de le découvrir. Il s’appelait Adolphe Pelleport. La mort l’a pris l’an dernier. C’était bien le meilleur de nous tous. En s’en allant, il a laissé un beau livre : Tous les Amours. Ce titre, c’était lui.

Les lecteurs du Rappel le connaissent, Auguste Vacquerie a consacré à ce grand cœur, à cette haute nature une des pages les plus touchantes qui soient sorties de sa plume.

A chaque trait ému et fidèle, on revoit Pelleport. « Lui, si modeste pour ses propres vers, bien qu’il fût vraiment poète, il avait la fierté des vers des autres ». Ce n’est assurément pas Rollinat qui dira le contraire. Pelleport, en présentant son nouvel ami, nous donna, de vive voix et tout haut, un échantillon de son savoir faire. L’échantillon fut trouvé piquant. Nous étions là un petit groupe de jeunes gens qui prenions pension dans ce restaurant. C’était le soir, après diner. Rollinat s’assit à notre table. Il n’y eut qu’un poète de plus.

Rollinat pouvait avoir alors de vingt-cinq à vingt-six ans. De taille moyenne, maigre, élancé, le corps flottant, dans un long mac-farlane de couleur noisette, l’ensemble, à première vue, n’offrait rien de saillant. La tête plutôt fine que puissante, pâle d’une pâleur claire, allongée, creuse aux joues, était couverte de grands cheveux châtains, libres et souples. Il se tenait un peu courbé, les jambes croisées, le coude sur le genou, tourmentant un brin de moustache entre ses doigts qu’il a noueux et forts. L’œil était inquiet, d’un vert trouble, avec une flamme fauve, singulière, comme je n’en ai vu qu’à certaines figures de Delacroix.

– Eh bien, lui dit Pelleport, vous allez nous dire quelque chose ; nous sommes ici entre amis ; voyons, ce que vous voudrez ? L’Amante macabre, par exemple ; ou bien la Morte embaumée ? la Dame en cire ? A moins que vous ne préfériez l’Enterré vif ? ou Mademoiselle Squelette ?...

J’avoue qu’à l’énoncé de ces différents titres que ce bon Pelleport essayait de rendre terribles, il y eut parmi nous quelques sourires discrets. Mais ils s’effacèrent vite. Rollinat – il n’est pas de ceux qui aiment à se faire prier – était déjà debout. Il assura sa voix, rejeta ses cheveux en arrière, puis sans pose, sans geste théâtral, librement et fermement, il dit l’Amante macabre :

Elle était toute nue assise au clavecin ;
Et tandis qu’au dehors hurlaient les vents farouches ;
Et que minuit sonnait comme un vague tocsin,
Ses doigts cadavéreux voltigeaient sur les touches !

Ceux qui ont entendu Rollinat savent quelle diction est la sienne. Il dit ses vers, il les fait valoir avec un art merveilleux. Pendant que les strophes de ce chant funèbre déployaient leur sombre mélodie, on entendait vibrer chaque mot, sonner chaque rime musicale et pleine. Nous étions réellement sous le charme. A cette pièce il en fit succéder une autre, puis une autre. A minuit, nous l’écoutions encore. Il allait toujours, sans fatigue apparente, si ce n’est que la pâleur de son visage s’était légèrement accentuée et que la petite flamme fauve qui danse sur ses yeux était devenue presque rouge.

Mais ce n’était pas fini. Mis en haleine, nous n’étions pas gens – quand on ferma le restaurant – à nous quitter dans la rue, à nous aller coucher, à couvrir d’un prosaïque bonnet de nuit nos fronts illuminés. « On ne dort point quand on a tant d’esprit. »

Rollinat demeurait tout près, rue Saint-Benoît. Il nous invita à l’accompagner. Nous montâmes cinq étages. Sa petite chambre fut bientôt pleine. On barricada la porte avec soin, – à cause des voisins et des concierges. Des bougies furent accrochées partout. On s’installa comme on put, sur le lit, sur le canapé, sur les chaises, par terre. Un piano était dans un coin. Rollinat chanta.

Il chanta jusqu’au matin, sans discontinuer, avec une verve endiablée. Sa voix, qui était alors dans tout son éclat, avait des accents étranges, passionnés, qui mordaient sur le cœur. Elle parcourait sans effort toutes les gammes connues et même inconnues. Le piano haletait sourdement sous ses doigts enragés. Pâle, la tête renversée, ses yeux dardant leur flamme rouge dans le rêve, il paraissait véritablement inspiré. Ses chants nous prenaient comme ses vers. Valses macabres, marches funèbres, claires mélodies, tout y passa, – y compris un opéra, la Esméralda, de Victor Hugo, qu’il avait mis récemment en musique. Que voulez-vous ? Nous étions enthousiasmés. Pelleport rayonnait, – et c’est en entonnant le Chœur des Truands – un morceau de circonstance et de caractère – que nous descendîmes les escaliers. Toute la maison était sur pied. Dehors, il faisait grand jour.

Voilà dix ans de cela. Rollinat a donné depuis, et dans des milieux divers, nombre de soirées pareilles. L’effet produit a partout été le même. Il a toujours captivé son monde. Du reste, le milieu ne lui importe guère. Il dira ses vers et chantera sa musique devant quatre pelés et un tondu – voire même devant un tondu tout seul – avec la même conviction, avec la même flamme qu’en présence d’un auditoire d’élite. Il a la foi.

Après cela, on a dit que ses vers perdent à la lecture, que sa musique interprétée par un autre n’est plus la même, qu’il imite Edgard Poe, Baudelaire, Chopin, que sais-je ? Ceci regarde la critique. Comme je l’ai dit plus haut, je ne fais qu’un portrait. Quand paraîtront les Névroses, il ne manquera pas de plumes – assurément plus savantes que la mienne – pour analyser l’ouvrage. J’en connais toutefois le manuscrit. Ce que je me permettrai d’en dire, c’est qu’il est touffu, curieux, fouillé et que, malgré les courants frais, les bruits de feuille et d’eau, les coups de soleil qui le traversent, l’épouvante est le sentiment qui s’en dégage. Rollinat est un épouvanté. Dans le noir domaine qu’il défriche et bêche depuis tantôt quinze ans, avec une opiniâtreté de paysan, plus d’une sombre trouvaille a roulé sous son pied. Il avance toujours – escorté par la peur et l’effroi. Les mètres de cailloux qui bordent la route deviennent pour lui des tombes, et c’est une tête coupée qu’il voit nager sur l’étang quand la lune s’y reflète.

Sorti du monde imaginaire – le contraste est saisissant – Rollinat, dans la vie réelle, est l’homme le plus simple, le plus régulier – j’allais dire le plus bourgeois – qui soit. Sobre, économe, rangé, j’affirmerais qu’il n’a jamais fait pour deux liards de dettes. Employé à la Ville, malgré le rêve effrayant qui le hante toujours, il était un modèle d’exactitude.

Aujourd’hui qu’une honnête aisance, aurea mediocritas, lui permet de vivre libre, il habite, avec sa bonne, son chien et son chat, un modeste appartement dans un quartier retiré, du côté des Invalides. Quelques amis se réunissent chez lui toutes les semaines autour de son piano. C’est là qu’il attend, sans trop d’inquiétude, en philosophe, le jugement qu’on va porter sur lui. Le tapage fait autour de son nom ne l’a pas autrement grisé. Rollinat n’est pas homme à se payer d’une réputation de surface. Il sait trop bien ce qu’en vaut l’aune et que les œuvres seules peuvent faire la gloire.

CHARLES FRÉMINE.

 

Remarque de Régis Crosnier : La « comédienne de grand talent » évoquée dans l’article est Sarah Bernhardt ; la soirée consacrée à Maurice Rollinat s’est déroulée le 5 novembre. Le « chroniqueur d’un journal en vue » est Albert Wolff du Figaro ; son article qui relate la soirée est paru dans l’édition du jeudi 9 novembre 1882, page 1, et est intitulé Courrier de Paris.