Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Soleil

Lundi 12 mars 1883

Pages 1 et 2.

(Voir le texte d’origine sur RetroNews.)

 

 

LES NÉVROSES DE M. ROLLINAT

Nous vivons dans un temps singulier où chacun se croit plus qu’il n’est, époque sans équilibre, sans pondération, où, pour un rien, l’on s’attribue du génie, comme si le génie courait les rues, disposé à prendre le bras du premier venu et à le conduire tout droit à la célébrité. C’est que nous en sommes là, aujourd’hui. Avec un peu d’entregent, une poussée de cénacle et quelques doigts de réclame, ça y est ; mais ça ne dure pas longtemps. Le lendemain arrive toujours, et trop tôt, déshabilleur sans vergogne, qui remet les choses à leur place et les hommes chacun à son rang.

Maurice Rollinat est en train d’en faire la trop rude épreuve. Garçon de talent, comme tant d’autres, mais pas plus que bien d’autres, le hasard, quelquefois méchant, a voulu qu’il entrât soudain dans la circulation parisienne. Son nom y est tombé avec la spontanéité d’un coup de foudre, et il a rencontré, par fortune, une célébrité de quinze jours qui lui réservera bien des désenchantements. Ce n’est pas lui qui est le coupable là-dedans ; ce sont ceux qui n’ont pas su le jauger à sa mesure et qui, dans un entourage enthousiaste et sous une température surchauffée, ont mûri trop vite cette grappe de bonne vigne, au point de faire croire qu’il fallait au moins deux hommes pour la porter, comme le fameux pampre de Chanaan.

Il m’est arrivé de parler, dans ce journal, à une autre place, d’un premier volume de vers de Maurice Rollinat, qui n’ouvrait point d’horizons sur la pourriture et où le poète, plus jeune et plus sincère, se contentait de peindre la nature, comme il le pouvait, c’est-à-dire avec talent, quoique avec un rythme très fatigant à la longue et surtout peu harmonieux. Cela s’appelait dans les Brandes, et le paysan se révélait, ici et là, par quelques images inattendues, qui éclairaient toute une pièce et faisaient dire : mais il y a, derrière tout cela, un peintre et un artiste ! Peut-être ce volume ne fut-il pas estimé à sa valeur. Les nouveaux venus n’ont pas l’oreille de la critique, – et Rollinat disparut pour quelque temps.

Voyant que sa sincérité d’artiste convaincu n’était pas appréciée, il se dit : Soyons étrange, puisqu’il n’y a pas d’autre moyen de parvenir. Et il le fut. On l’encensa dans un cénacle, et il s’y laissa prendre. Dans un tryptique idéal, on l’encadra, en compagnie d’Edgar Poë et de Charles Baudelaire ; de sorte que ce brave garçon, exceptionnellement doué, tomba dans les filets tendus et se crut appelé à terroriser, par des visions spectrales, fantomatiques et fantomales, au milieu desquelles passaient des strideurs de parfums inconnus, inventées pour donner la chair de poule avant de passer dans le dictionnaire. Son volume, les Névroses, publié chez Charpentier, retentit du cliquetis de toutes ces épithètes.

Et remarquez bien que le poète, – car il y a un poète de premier ordre chez ce dévoyé, – n’est pas coupable. C’est la chronique, si difficile d’habitude et si revêche, qui s’est chargée de le diminuer momentanément en l’exagérant, en annonçant une extraordinaire pièce d’artifice, qui a fait long feu. Le jour où Maurice Rollinat fut estampillé célèbre, sans que le public connût une ligne de lui, eu dehors de ce volume Dans les Brandes, passé inaperçu comme tant d’autres, grâce à l’indifférence éternelle à l’égard des inconnus, ce fut sa perte. C’est avec une impatience aiguillonnée par le piment des éloges anticipés qu’on attendit le volume promis. Le volume paraît et la pièce (page 2) n’éclate point. C’était fatal, et voilà un écrivain de mérite, un sertisseur de vers, qui porte le poids d’un engouement maladroit et qui tombe presque pour avoir été trop inopinément encensé, disons le mot, pour avoir été élevé trop haut, et trop subitement.

Ceux qui lui ont donné la poussée ont été de bonne foi. Il parait que le poète, doublé d’un artiste dramatique, donne à ses vers, quand il les déclame, une couleur particulière, et que, musicien en même temps, il invente ou improvise des harmonies bizarres propres à donner le frisson, une sorte de musique magnétique, désordonnée, qui surprend les auditeurs et leur cause une impression pénible et agréable tout à la fois. C’est ce que je me suis laissé dire, et c’est bien possible. Mais il y a, dans les collections musicales, d’admirables romances dont les paroles feraient sourire si elles étaient débitées en langage ordinaire, sans la mélodie et sans l’accompagnement. En termes vulgaires, c’est la sauce qui fait passer le poisson.

Ici, il faudrait que la sauce fût d’autant plus excitante, que le poisson est généralement pourri. On en veut, malgré soi, au poète, de nous offrir une pareille cuisine, d’ailleurs uniforme, et l’on souffre presque de le voir se battre les flancs, pour en arriver à produire un effet tout bonnement répugnant. Ce n’est certes pas sans curiosité qu’on lira un pareil livre, fait de main d’ouvrier, mais avec une préméditation fantomatique quelque peu enfantine et naïve. Cela ne mord pas aujourd’hui, et le lecteur ne se laisse pas aisément prendre à des choses si apprêtées ; si perverti même qu’on veuille bien le supposer, il n’aime pas beaucoup à voir remuer les suaires, sous son nez, parce qu’il s’en dégage toujours un parfum qui n’a rien d’idéal.

Je pense que Maurice Rollinat s’est trompé, et que des amis maladroits l’ont induit en une erreur complète. La musique du vers n’est pas faite pour les vers, et l’artiste exceptionnel, qui se cache dans la peau d’un halluciné par persuasion, le sait mieux que qui que ce soit. Heureusement, je lui crois d’autres cordes à sa lyre, qui ne doit pas être essentiellement fabriquée des boyaux de tous les cadavres qu’il exhume. Ce livre voulu, écrit et composé avec une préméditation coupable, a des échappées charmantes, et laisse deviner des mélodies auxquelles le poète s’est empressé de couper l’herbe sous le pied, pour faire plaisir à son dada, qui n’est qu’une haridelle mangée aux vers, dont on voit les côtes, et dont le hennissement n’est qu’un râle. L’homme a mieux que cela dans ses cartons, j’en jurerais, et nous surprendra, un jour ou l’autre, une fois dépouillé de la trop grande renommée d’occasion qu’on s’est si singulièrement empressé de lui jeter sur les épaules. Ce n’est ni l’inspiration, ni l’art qui lui manquent, il a de tout cela à revendre ; seulement, l’engouement, le besoin d’inventer quelqu’un, – comme si le talent avait ses Edison, comme l’électricité, – en ont fait, malencontreusement pour lui, un homme de la veille, et cette notoriété anticipée lui a porté un préjudice considérable, si considérable que son livre bizarre, fait de visions enfantines et d’hallucinations de commande, n’aura bien probablement pas de lendemain. Et pourtant, c’est un livre de poète, que la réclame inconsidérée vient d’étrangler là.

Jean de Nivelle.

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Jean de Nivelle est un pseudonyme utilisé par Charles Canivet, né le 10 février 1839 à Valognes (Manche) et décédé le 29 novembre 1911 à Paris, journaliste, poète et romancier.

– 2 – Quand Charles Canivet écrit : « Dans un tryptique (sic) idéal, on l’encadra, en compagnie d’Edgar Poë et de Charles Baudelaire », il fait vraisemblablement allusion à l’article de Jules Barbey d’Aurevilly intitulé Rollinat – Un poète à l’horizon ! paru dans le n° 17 de Lyon-Revue de novembre 1881 (pages 629 à 635), où l’auteur dresse un portrait de Maurice Rollinat et établit des comparaisons avec Baudelaire et Edgar Poe. Cet article sera publié à nouveau dans Le Constitutionnel du 2 juin 1882, page 3, et dans Le Parnasse du 15 juin 1882, pages 4 à 6.

– 3 – En haut de la page 2, Charles Canivet parle de la musique de Maurice Rollinat et écrit : « C’est ce que je me suis laissé dire ». Comme il est un ami de Charles Frémine, il a probablement lu l’article de celui-ci intitulé Ni cet excès d’honneur, ni, etc., paru dans Le Rappel du 12 décembre 1882, page 3, où Charles Frémine prend la défense de Maurice Rollinat lorsque celui-ci est attaqué dans la presse, et raconte comment il l’a connu puis décrit sa manière de dire ses poèmes en s’accompagnant au piano.