Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le XIXe siècle

Samedi 24 février 1883

Page 3.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

CHRONIQUE

 

La constitution du ministre est le grand événement de la journée pour presque tout le monde, car ceux-là même qui se désintéressent volontiers de la politique ont compris qu’elle touchait aux intérêts journaliers de chacun. Mais, pour un petit monde parisien, bizarre et curieux, le grand événement du jour, c’est l’apparition d’un volume de vers, les Névroses, par M. Maurice Rollinat. Ce poète encore jeune a été, voici quelque temps, présenté au public par le Figaro, et même trop bien ou, du moins, trop présenté. Il y a des journalistes qui ne peuvent se défendre de mêler le reportage à la critique, et d’en agir avec les gens qui produisent une œuvre comme les mères d’actrices en agissent avec leur progéniture et les impresarii avec leurs protégées. On nous a donc décrit M. Rollinat de pied en cap, on nous a parlé de ses habitudes, de ses mœurs, de son talent de comédien ou de musicien. M. Rollinat est passé un instant à l’état de curiosité et, pour un rien, il eût pu être entraîné à donner des séances, comme un escamoteur à la mode. Ces sortes de mises en scène sont de dangereuses préfaces pour les œuvres de l’esprit. Celles-ci gagnent à être présentées sans tant de fracas et de réclame, et nous devons aimer les hommes qui, envoyant leur livre combattre dans la mêlée, n’y engagent pas trop leur personnalité

Ami, cache ta vie et répands ton esprit,

disait jadis Victor Hugo. Le vrai poète met assez de lui-même dans ses poèmes pour qu’il soit au moins inutile de le livrer d’avance, en chair et en os, à la curiosité de la foule.

Pour parler de M. Rollinat, j’ai donc attendu son livre. Il l’a intitulé les Névroses et ce titre en dit bien long. M. Rollinat n’est déjà plus le poète d’une école, c’est le poète, l’enfant chéri et gâté d’un cénacle. Et ce cénacle est formé d’hommes qui cultivent avec un soin jaloux le petit grain de folie que quelques-uns ont dans la cervelle. Ce grain de folie, c’est le « bourgeon » dont parle Toppfer. Qui ne l’a pas ou ne feint pas de l’avoir n’est pas déclaré dignus intrare. Les poètes de ce cénacle sont souvent, comme M. Rollinat, pleins de talent : ils sont toujours pleins de suffisance, de déraison, de science et d’afféterie. Sont-ils d’ailleurs poètes ? Ne sont-ils pas plutôt des ouvriers en rimes, ce qui n’est pas la même chose ? Car, à parler franc, je ne vois pas en eux la sincérité et l’émotion qui font les vrais poètes, même avec une forme insuffisante. Dans leur œuvre comme dans leur vie, ils sont imitateurs. Leur noctambulisme péniblement supporté, leur débraillé soigné, certains vices acquis, buveurs sans estomac ou voluptueux sans tempérament, sont choses empruntées à des traditions littéraires. Il faut être Villon, Gringoire ou Nerval. On les imite, de même qu’on imite, ce qui vaut mieux, les rythmes et les préciosités de Ronsard. Tout cela est intéressant, brillant parfois, mais sonne terriblement creux ! Il y a plus de poésie vraie dans dix lignes de Renan que dans toutes les truculences du cénacle des « névropathes ».

Je viens de parcourir le volume de M. Rollinat, et je ne saurais dire si j’en ai été plus intéressé ou plus impatienté. Les rythmes sont amusants, les formes poétiques variées, les images souvent heureuses. Comme toute notre école littéraire contemporaine, le poète a un sentiment franc et profond de la nature. Il sait en peindre les aspects pittoresques, en exprimer les émotions vagues et troublantes, et ce que Lamartine appelait déjà les symphonies. Mais de ce gros volume de poésies, l’homme est absent. J’y ai cherché vainement un de ces sentiments simples et universels que les grands poètes ont toujours exprimés et par lesquels ils ont été grands. Nos « impassibles » semblent ne rien aimer, ne rien haïr. Leur philosophie tient tout entière dans une demi-douzaine de tableaux peu ragoûtants et macabres, dont ils ont demandé le secret à Baudelaire quand il écrivait la Charogne. Quand ils parlent de l’homme, ils parlent de quelque fou, et quand ils s’occupent des femmes, c’est pour peindre la buveuse d’absinthe. Ah ! ma foi ! je brave l’anathème : qu’on nous rende Elvire !

Un grand inconvénient du système d’originalité laborieusement voulue dont nous avons sous les yeux le plus brillant échantillon paru depuis longtemps, c’est qu’on hésite devant certains traits du poète, en se demandant si on a affaire à une œuvre sérieuse ou à une ingénieuse parodie. Quand Jules Janin écrivit l’Ane mort, il voulut écrire une charge du romantisme macabre, dit-on : la charge fut prise au sérieux et Janin se laissa proclamer le maître du genre nouveau dont il se moquait la veille. Il semblerait que par moments la muse railleuse qui inspirait les parodies de Delpret et qui dicta le Parnassiculet, ait inspiré M. Rollinat. En tout cas, on doute, parce que, je le répète, la sincérité paraît aussi contestable que l’art ou plutôt l’adresse est grande. On retrouve partout le « strident quintessencié », comme dit M. Rollinat en parlant d’Edgar Poë, dont il cherche la manière en maint endroit. Ce n’est que par accident que, sous la marqueterie des rimes, on aperçoit une ligne pure, que, sous les images précieuses, on découvre un sentiment simple, vrai. Alors le poète est remarquable. Partout ailleurs, il ne mérite que d’être placé au premier rang parmi les détraqués du cénacle, soigneux de leur détraquement, et son livre n’est ni le livre gaillard ou pur d’une époque saine, ni le livre désespéré d’une époque vraiment malade. C’est œuvre de manière, d’imitation, de mode, écrite par un écrivain raffiné, qui met au service de l’incohérence systématique une patience de bénédictin bien doué.

Henry Fouquier.

 

Remarques de Régis Crosnier :

1 – Dans tout le premier paragraphe, l’auteur reprend les thèmes qu’il a déjà développés dans sa « Chronique » parue dans Le XIXe siècle du 23 novembre 1882, page 2.

2 – « Ami, cache ta vie et répands ton esprit. » est le premier vers du poème « A un poète » de Victor Hugo (Les rayons et les ombres, 1840, page 105).

3 – Quand Henry Fouquier écrit : « Ce grain de folie, c’est le « bourgeon » dont parle Toppfer. », fait-il allusion aux « bourgeons » décrits par l’écrivain suisse Rodolphe Töpffer (1799-1846) dans son livre Nouvelles genevoises ?

4 – Jules Janin (1804-1874) publia en 1829 L’âne mort et la femme guillotinée.

5 – À propos du « Parnassiculet », nous avons trouvé l’ouvrage Le Parnassiculet contemporain : recueil de vers nouveaux, précédé de L’Hôtel du dragon bleu et orné d’une très étrange eau-forte, Librairie centrale (J. Lemer, Éditeur), Paris. Celui-ci a été publié anonymement et est attribué à Paul Arène, Alfred Delvau, Jean Du Boys, Alphonse Daudet et Jules Renard (sources Gallica et Europeana). Voici la présentation qui en est faite par Arbre d’Or Productions pour une ré-édition : « Lorsque Catulle Mendès et L. X. de Ricard publient, en 1866, chez l’éditeur Alphonse Lemerre, Le Parnasse contemporain, il y eut pour s’en moquer quelques jeunes et beaux esprits : Paul Arène, Alphonse Daudet, Gustave Mathieu et Jehan du Boys qui publièrent, anonymement, un pastiche savoureux : Le Parnassiculet contemporain, où se trouvent éreintés l’esprit de "l’art pour l’art" et la volonté d’impassibilité auxquels aspiraient les théoriciens du Parnasse. (…) Le Parnassiculet contemporain a connu trois éditions (1866, 1872 et 1876). »

6 – En ce qui concerne Delpret, nous n’avons pas été en mesure de l’identifier.