Dossier Maurice Rollinat

 

Cécile Pouettre est-elle morte de la rage ?

 

Régis Crosnier, secrétaire des Amis de Maurice Rollinat.

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Version au 4 novembre 2023.

 

 

Après douze années passées à Paris, Maurice Rollinat arrive à Fresselines à la mi-septembre 1883, tout d’abord à Puy Guillon puis à partir de mars 1884 à La Pouge. Il y restera vingt ans avec sa compagne Cécile Pouettre. Celle-ci est décédée le 24 août 1903. Nous pouvons souvent lire qu’elle est morte de la rage, mais est-ce vraiment le cas ?

Cécile Pouettre était malade depuis des années. En 1894, elle se plaignait de sa santé dans des lettres à Lucien Descaves : le 19 août elle est « très souffrante d’une forte bronchite qui a nécessité l’application de trois grands vésicatoires dans le dos »(1), et le 24 octobre elle dit avoir « des crises d’asthme tellement violentes » qu’elle « devai[t] recourir aux vésicatoires et par suite au lit. »(2)

Elle se rend à Paris suite au décès de sa mère survenu le 30 mai 1895. Elle y restera environ deux semaines. Nous connaissons cinq lettres écrites par Maurice Rollinat à sa compagne(3) où il insiste pour qu’elle fasse analyser son urine (lettre expédiée le 31 mai), pour qu’elle consulte un médecin spécialisé (lettre du 1er juin), pour qu’elle suive son régime et se fasse aussi ausculter la poitrine (lettre de début juin), pour qu’elle ait une consultation basée sur le résultat de l’analyse de ses urines (lettre expédiée avant la mi-juin) et dans la dernière lettre, il écrit : « Je suis bien heureux de savoir que le docteur n’attache pas de gravité à l’albuminurie qui a pu se produire au moment de la crise. J’ai grande foi dans sa science et je m’en remets absolument à son diagnostic et au traitement qu’il ordonnera. Je suis persuadé que robuste et jeune comme tu l’es, tu dois, à force de régime et de prudence, triompher de cet affreux mal, et qu’une fois guérie, tu seras solide comme un pont mais, il faut faire le nécessaire et éviter tout ce qui pourrait retarder l’amélioration. » Mais de quelle crise et de quel mal s’agit-il ? Avait-elle des problèmes rénaux, un diabète ? Nous ne le savons pas.

Lors d’un séjour à Paris, Maurice Rollinat écrit le 31 janvier 1899 à Henri Caruchet : « Nous nous rendrons certainement à votre bonne invitation, mais je ne puis encore vous fixer le jour, Cécile souffrant pour le moment d’un phlegmon au ventre que le Docteur doit ouvrir demain ou après-demain. »(4) Comme un phlegmon est « une inflammation aiguë des tissus conjonctifs, pouvant évoluer vers la formation d’un abcès » (http://atilf.atilf.fr/), et que Maurice Rollinat précise que celui-ci doit être « ouvert » par le Docteur [Gaston Humbert, ami de Jeanne Pouettre, la sœur de Cécile], cela signifie qu’il doit y avoir du pus. Est-ce une conséquence des piqures de morphine que Cécile Pouettre se faisait pour ses douleurs ? C’est probable.

Émile Vinchon décrit l’évolution physique de Cécile Pouettre ainsi : « Vingt ans avant, à son arrivée à Fresselines, elle paraissait jeune, fraîche, rose ; elle avait un aimable embonpoint. Quelques années suffirent pour la transformer. Son embonpoint s’accrut, son teint devint terreux, ses cheveux blanchirent. »(5) De nombreux témoignages indiquent qu’elle se faisait des piqures de morphine : par exemple Judith Cladel : « [Cécile Pouettre] souffrant d’une grave affection organique, dut avoir recours à la morphine. Elle abusa, dit-on, de la drogue douce et terrible, l’Idole Noire, selon la belle expression de Laurent Tailhade »(6) ; ou le Dr Émile Quillon rapportant les propos du Dr Humbert : « [Cécile Pouettre avait] des abcès multiples ainsi qu’en présentent les morphinomanes » et « une affection chronique que le docteur Humbert ne spécifia point »(7).

Le 20 février 1901, elle écrit à Anatole Sainson (ami de Maurice Rollinat) : « J’en suis à mon troisième phlegmon, je souffre horriblement et ce n’est que par un miracle de volonté que je tiens debout. »(8) et à Marcelle Alluaud le 13 juillet 1903 : « Excusez ce griffonnage, j’ai très mal à un œil depuis quelques jours sans qu’on y voie rien – ce qui m’inquiète assez ; j’ai un brouillard et un moucheron imaginatif devant l’œil droit cela m’est fort pénible pour écrire. »(9). Ces signes montrent que sa santé se dégrade.

Puis survient l’épisode avec son petit chien Thopsey qu’elle décrit très précisément dans une lettre à Marcelle et Eugène Alluaud expédiée de Fresselines le 27 juillet 1903(10) : « le dix courant Thopsey s’échappait pour courir la chienne, passait toute la nuit dehors, puis rentrait le lendemain matin 11 juillet à 9 heures du matin, avec des allures bizarres, l’œil congestionné ne pouvant tenir en place et poussant sans rime ni raison des hurlements plaintifs. ». Elle fait venir le vétérinaire qui lui « rit au nez et [lui] dit que ce chien avait eu peur, avait une maladie d’estomac, était trop gras, trop bien nourri, de le détacher, de lui faire reprendre ses habitudes et que tout rentrerait dans l’ordre s’il mangeait et buvait bien. » Puis « je me décidai à l’attacher à ma chaise pendant le dîner, lorsque tout à coup ayant remué le pied, il se jeta sur mon sabot. » Maurice Rollinat devient alors très inquiet.

Dans une lettre à Raoul Lafagette du 6 novembre 1903, Eugène Alluaud a raconté la fin de vie de Maurice Rollinat(11). Comme Maurice Rollinat craignait que le chien soit enragé « on le fit abattre et le cerveau fut envoyé à l’Institut Pasteur. » Puis, comme Maurice « est d’une nervosité extrême » Cécile et Maurice partent à Paris pour « consulter le Dr Gilbert Ballet spécialiste (…) dans les maladies nerveuses. » « Le Dr Ballet, qui est un de mes amis, vit Rollinat, lui ordonna un régime, les douches, du calme, etc. Alors Cécile et lui rentrèrent à Fresselines, allèrent passer quelques jours chez des amis, M. et Mme Ernest Forichon à Cluis dans l’Indre – Maurice suivit son traitement et rassuré il alla mieux. – À leur retour à Fresselines ils firent venir Léo d’Ageni pour lui tenir compagnie et lui copier sa musique. »

Tout semblait rentré dans l’ordre, mais Eugène Alluaud est surpris : « C’est donc sans m’y attendre qu’un matin je reçois un mot de Léo d’Ageni me disant que l’état de Mme Cécile s’étant subitement aggravé, Maurice, Cécile, et la sœur de Cécile étaient partis pour Paris. »(11)

Cécile et Maurice consultent le Dr Dujardin-Beaumetz à l’Institut Pasteur et voici ce qu’écrit le 22 août, Maurice Rollinat à Léo d’Ageni resté à Fresselines : « Ce matin même, nous avons été totalement rassurés par le docteur Dujardin-Baumetz, directeur en chef de l’institut Pasteur. Voici ses propres paroles : en fait d’affection rabique, vous n’avez rien, Madame – absolument rien ! votre maladie n’est pas de notre ressort – Cécile devra suivre un traitement anti-nerveux qui détruira les contractions et spasmes de la gorge et de l’œsophage. Voilà Tout ! / Quelle désoppression pour mon cœur et quelle joie pour nous tous ! »(12) Maurice Rollinat écrit le même jour au docteur Bertrand de la Celle-Dunoise une lettre avec des expressions similaires.(13)

Le 23 août 1903, Cécile Pouettre entre dans une maison de santé située au 130, rue de la Glacière à Paris. Le docteur Christian Moreau dans son article « Les médecins de Rollinat »(14) a identifié celle-ci comme étant la Villa Montsouris, « Établissement d’hydrothérapie et d’électrothérapie pour le traitement des maladies du système nerveux et de la morphinomanie ». Elle a été fondée par le Docteur Paul Sollier (1861-1933). Celui-ci dans un article intitulé « La démorphinisation et le traitement rationnel de la morphinomanie », paru dans La Semaine médicale du 31 mars 1894, pages 146 à 152(15), présente la démarche qu’il préconise, c’est-à-dire la « suppression rapide » préférée à la « suppression progressive et lente ». Il souligne les précautions à prendre et précise que « Le cœur est obligé à un effort considérable pendant la réaction de l’organisme que provoque l’abstinence morphinique. »

La médecine moderne porte une attention particulière aux conditions de sevrage des personnes ayant une addiction à la morphine, du fait du syndrome de manque, avec l’utilisation de médicaments adaptés. Dans le cas de Cécile Pouettre, nous pouvons facilement imaginer qu’elle a eu une réaction à l’arrêt brutal de la prise de morphine, ce qui lui a été fatal le lendemain de son admission. Eugène Alluaud se souvient alors « qu’il y a deux ans le Dr Humbert avait dit qu’elle ne tiendrait pas deux ans si elle continuait à se piquer. Or, non seulement elle a continué mais les doses étaient plus fortes. »(11)

Les causes du décès de Cécile Pouettre ne sont pas connues mais sont certainement liées au fait qu’elle se faisait des piqures de morphine pour ses douleurs, et non à la rage.

 

 

Notes :

(1) Lettre de Cécile Pouettre à Lucien Descaves datée du dimanche 19 (vraisemblablement août 1894). Une copie manuscrite figure dans le dossier « Maurice Rollinat – Correspondance II » détenu par la médiathèque Equinoxe (Châteauroux – Indre).

(2) Lettre de Cécile Pouettre à Lucien Descaves datée du 24 octobre (vraisemblablement 1894). Une copie manuscrite figure dans le dossier « Maurice Rollinat – Correspondance II » détenu par la médiathèque Equinoxe (Châteauroux – Indre).

(3) – Lettre de Maurice Rollinat à Cécile Pouettre non datée (mais expédiée le 31 mai 1895). Une copie manuscrite figure dans le fonds « Émile Vinchon, n° 9 » détenu par la médiathèque Equinoxe (Châteauroux – Indre).
– Lettre de Maurice Rollinat à Cécile Pouettre non datée (mais du 1er juin 1895). Une copie manuscrite figure dans le fonds « Émile Vinchon, n° 9 » détenu par la médiathèque Equinoxe (Châteauroux – Indre).
– Lettre de Maurice Rollinat à Cécile Pouettre non datée (mais entre le 31 mai et le 7 juin 1895). D’après l’original figurant dans le fonds « Émile Vinchon, n° 9 » détenu par la médiathèque Equinoxe (Châteauroux – Indre).
– Lettre de Maurice Rollinat à Cécile Pouettre non datée (vraisemblablement début juin 1895). D’après l’original figurant dans le fonds « Émile Vinchon, n° 9 » détenu par la médiathèque Equinoxe (Châteauroux – Indre).
– Lettre de Maurice Rollinat à Cécile Pouettre non datée (mais avant la mi-juin 1895). D’après l’original figurant dans le fonds « Émile Vinchon, n° 9 » détenu par la médiathèque Equinoxe (Châteauroux – Indre).

(4) Lettre de Maurice Rollinat à Henri Caruchet, datée du 31 janvier 1899, publiée par le Dr Christian Moreau dans le Bulletin de la société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 54 – Année 2015, pages 100 et 101.

(5) Émile Vinchon, La vie de Maurice Rollinat, Documents inédits (Laboureur & CIE, Imprimeurs-Editeurs, Issoudun, 1939, 337 pages), page 273.

(6) « Maurice Rollinat » par Judith Cladel, Portraits d’Hier n° 31 du 15 juin 1910, page 29.

(7) Article « La fin de Maurice Rollinat d’après le Docteur Humbert » d’Émile Quillon paru dans Les Feuilles du Bas-Berry, n° 33, août 1930, page 803.

(8) Extrait d’une lettre de Cécile Pouettre à Anatole Sainson datée du 20 février 1901, publié par Émile Vinchon dans Maurice Rollinat – Étude biographique et littéraire (Jouve & Cie Éditeurs, Paris, 1921, 248 pages), page 204.

(9) Lettre de Cécile Pouettre à Marcelle Alluaud expédiée de Fresselines le 13 juillet 1903. Une copie manuscrite figure dans le dossier « Maurice Rollinat – Correspondance II » détenu par la médiathèque Equinoxe (Châteauroux – Indre).

(10) Lettre de Cécile Pouettre à Marcelle et Eugène Alluaud expédiée de Fresselines le 27 juillet 1903. Une copie manuscrite figure dans le dossier « Maurice Rollinat – Correspondance II » détenu par la médiathèque Equinoxe (Châteauroux – Indre).

(11) Lettre d’Eugène Alluaud à Raoul Lafagette, du 6 novembre 1903 (retranscrite d’après la lettre originale – collection particulière)

(12) Le fac-similé de la lettre de Maurice Rollinat du 22 août 1903 à Léo d’Agéni, a été publié par Régis Miannay, pages 508, 509 et 510 de Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique (Imprimerie Badel, Châteauroux, 1981, XVII + 596 pages).

(13) Lettre de Maurice Rollinat au docteur Bertrand de la Celle-Dunoise datée du 22 août 1903. Une copie manuscrite figure dans le dossier « Maurice Rollinat – Correspondance II » détenu par la médiathèque Equinoxe (Châteauroux – Indre).

(14) Article « Les médecins de Rollinat » du Dr Christian Moreau publié dans le Bulletin de la Société « Les amis de Maurice Rollinat » n°52 – Année 2013, pages 3 à 14.

(15) Article en ligne sur Internet à l’adresse : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?do=page&cote=91215x1894&p=162